2.06

Traduit par Percy

1900 mots

Elles étaient assises ensemble, à l’auberge. Deux jeunes femmes, partageant un genre, mais différente selon presque tous les autres aspects.

Ryoka Griffin et Erin Solstice se dévisagaient, séparées par la table en acajou verni. Le silence était pesant entre elle. Tendu.

Il était enfin temps pour elles de discuter.

“Bon. On dirait qu’on a beaucoup de choses à se dire.”

Ryoka fut la première à briser le silence. Elle regarda Erin, puis baissa les yeux vers ses mains. Très honnêtement, elle ne savait pas par où commencer.

“Je suppose – qu’on devrait commencer par comment nous sommes arrivées là.”

C’était la base de toutes choses : le partage d’informations. Elles devaient mettre en commun leur connaissances, et planifier le futur. Leur survie pouvait en dépendre.

Ryoka prit une grande inspiration. Commencer depuis le début. Elle avait mis tous ses secrets sur la table, et espérait qu’Erin en ferait de même.

“Erin, je suis venue à Liscor parce que j’avais une livraison spéciale. Tu vois, j’ai rencontré un homme qui s’appelle Teriarch. Et il m’a – il m’a jeté une sorte de sort, qui m’a forcée à aller vers les Plaines de Sang, et –”

Ryoka s’interrompit brutalement : Erin était en train de lever la main.

“Quoi ?”

“Je suis désolée, mais on peut, genre – ne pas faire ça maintenant ?”

Oh, bien sûr. Ryoka ferma les yeux. Erin était probablement épuisée par leur altercation avec Scruta, et par le sauvetage de Ceria. Mais c’était important.

“Je suppose qu’on peut commencer demain, si besoin. Je peux aller dormir –”

Erin secoua la tête.

“Non, pas ça. Je veux dire : ça. Est-ce qu’on peut arrêter de faire semblant deux minutes, et faire une pause ? Arrêter cette histoire débile, je veux dire. Est-ce qu’on doit vraiment avoir une conversation sérieuse maintenant ? On peut pas, genre, se reposer cinq jours, et reprendre à ce moment là ?”

Ryoka hésita.

“Mais le scénario dit qu’on parle maintenant, et –”

“Le scénario peut aller se faire voir ! J’en ai marre !”

Erin fusilla Ryoka du regard.

“Je suis ici depuis neuf mois, et je n’ai toujours pas eu de relation amoureuse. Ni même de baguette, ou de truc comme ça !”

Ryoka marqua une pause. Erin soupira, et se prit le visage entre les mains.

“Et maintenant, je dois crever l’oeil de quelqu’un ? Tu sais ce que ça fait ? Je veux dire, c’est bon, là. Je sais que tu es une professionnelle, Ryoka, mais j’ai besoin d’une pause. Je suis désolée.”

Erin posa la tête sur la table. Ryoka lui tapota le dos et regarda autour d’elles, avant de baisser la voix, prenant un ton conspirateur.

“Tu crois que c’est grave, ça ? Au moins tu as juste à gérer l’auberge. A chaque fois que je suis dans un chapitre, je dois courir pour sauver ma peau, ou me faire presque manger, ou – ou me faire casser la jambe par une saleté de chariot.”

Ryoka fit la moue.

“Ca fait six mois que je supporte ces conneries. Deux fois par semaine, je crapahute partout, me bats contre des monstres, et j’arrête pas de me plaindre de la bêtise des gens.”

Ryoka soupira, et Erin hocha la tête en se redressant.

“Je sais. Et c’est quoi, leur truc avec les poêles à frire ? Qui en utilise, même ?”

“Pas vrai ? J’ai même pas d’arme ! Quoi, je suis trop débile pour acheter une épée ? C’est pas si dur, de s’en servir. On vise avec le côté pointu et on le rentre dans des gens. C’est facile !”

Les deux jeunes femmes continuèrent à se plaindre. Ryoka hochait la tête en entendant les griefs d’Erin.

“On pourrait penser que l’auteur me donnerait au moins une baguette magique ou un truc du genre. Je veux dire, apparemment je suis pas capable de tomber sur une tombe ancienne, ou de trouver le cadavre d’un mage des anciens temps. J’aurais pu être Harry Potter. Et à la place, je suis… Dudley.”

“Oh, arrête, tu n’es pas grosse.”

“Ca va bien finir par m’arriver ! Comment tu penses que je gère tout ce stress ? A chaque fois que je crains pour ma vie, je mange la moitié du poids d’un cochon en nourriture.”

Erin frissonna et secoua la tête, et Ryoka grimaça, compatissante.

“D’accord, alors qu’est-ce que tu penses de ça ?”

La jeune Asiatique posa les mains sur la table et regarda Erin.

“Un crossover. En voilà une bonne perte de temps. Rien de crucial pour l’intrigue ne se passe dans un crossover. Si on arrive à en faire un avec une autre histoire, on pourrait passer un ou deux chapitres comme ça. Tranquillement.”

Elle sourit à Erin.

“Tu pourrais arriver par magie à Poudlard, et passer la journée avec Harry Potter. Apprendre un peu de magie, même si ça ne marche qu’avec une baguette – que tu ne pourrais pas ramener. Ca, c’est un bon crossover ! Et puis, tu pourrais essayer de doubler Ginny Weasley. Essayer de draguer le balafré.”

Ryoka mit un petit coup de coude à Erin.

“Alors, t’en penses quoi ?”

Erin fit une moue qui manquait un peu d’enthousiasme.

“Ouais, pourquoi pas, ça pourrait être cool. Mais tu sais bien que ça n’arrivera jamais. Harry Potter, c’est terminé, et puis il y a toutes ces histoires de droits d’auteurs.”

Ce n’était pas faux. Ryoka dut y réfléchir un peu.

“Bon – alors pourquoi pas d’autres histoires publiées sur internet ? Peut-être que les auteurs pourraient échanger. Genre… Qu’est-ce que tu penses de Worm ?”

Worm ? Tu veux vraiment mourir dans d’atroces souffrances ?”

Erin lança un regard noir à Ryoka, et cette dernière leva les mains.

“D’accord, d’accord. Pas faux. Une BD en ligne, alors ? Elles sont pas mal.”

“Ca prend trop de temps à dessiner.”

“Pas si on est des petits bonhommes en bâtons. On pourrait essayer Order of the Stick.”

“Je sais pas. Je suis pas sûre d’être jolie en 2D. Et puis, tu sais bien que l’auteur est trop fainéant pour ça.”

“Pas faux.”

Les deux restèrent assise en silence pendant quelques minutes. Enfin, Erin reprit la parole.

“On devrait protester. Commencer une pétition.”

Ryoka frappa du poing sur la table.

“T’as raison ! On va l’envoyer au Syndicat des Auteurs.”

“Ca existe, le Syndicat des Auteurs ?”

“… Probablement pas. Mais on peut le poster sur change.org !”

“Ouais ! On va faire ça !”

“D’accord, j’ai un bout de papier sur moi. Ecrivons cette pétition.”

Ryoka sortit le script du chapitre de sa poche et se mit à écrire au dos. Erin se leva et lut par-dessus son épaule.

“‘pirateaba’, c’est clairement un faux nom. Mais je sais le vrai nom de l’auteur.”

“D’accord, c’est quoi ?”

Erin sourit. Elle pointa du doigt la première ligne.”

“Helicopter DeFranco. D’accord, commence par écrire ça : ‘Nous, les personnages principales de l’histoire, trouvons que l’auteur, Helicopter DeFranco, a ignoré de façon répétée nos droits à des heures de travail acceptables, notre droit à la liberté d’expression, ainsi que notre accès au soin et un environnement de travail convenable, et…”

“Attends une seconde.”

Ryoka dut lever une main pour couper Erin.

“Tu es sûre que c’est Helicopter DeFranco, le nom de ce type ?”

Erin fronça les sourcils.

“Quasi-sûre ? Et c’est de “cette femme”, Ryoka. L’auteur est une femme. Helicopter, c’est un prénom mixte.”

Ryoka fixa Erin. Elle marqua une pause, posa le stylo, se frotta les yeux, et reporta son regard sur l’autre jeune femme.

“Premièrement : l’auteur ne s’appelle pas Helicopter DeFranco. Je ne sais pas d’où tu sors ça.”

Erin regarda ses mains d’un air triste.

“Les commentaires m’ont menti.”

Ryoka secoua la tête.

“Deuxièmement : l’auteur est un homme.”

“C’est pas vrai !”

“L’auteur est complètement un homme, Erin. Seul un homme serait un tel connard vis à vis de ses personnages féminins.”

“Si on était dans une histoire de LitRPG sur internet écrite par un homme, on serait toutes les deux dans un harem. Et tes seins seraient trois fois plus gros.”

Ryoka baissa les yeux vers sa poitrine et les couvrit du bras d’un air protecteur.

“Tous les auteurs ne sont pas des connards sexistes. Certains d’entre eux savent écrire des femmes ! Comme George R. R. Martin.”

“Si on était dans Game of Thrones, on serait mortes.”

“Pas faux…”

“Enfin bref, l’auteur est une femme.”

“Un homme.”

“Une femme.”

“Un truc ?”

“Bon, on l’écrit cette pétition, ou quoi ? On a qu’à écrire pirateaba pour l’instant, et changer ça plus tard si besoin.”

Ryoka hésita en avisant sa feuille.

“Est-ce qu’on est sûres de vouloir faire ça ? Genre, sérieusement ?”

“C’est quoi, le pire scénario possible ?”

“Il pourrait faire en sorte que Scruta revienne et nous poignarde à mort.”

Erin marqua une pause, avant de regarder Ryoka d’un air sérieux.

“Ryoka, laisse-moi formuler ça autrement. Est-ce que tu crois vraiment que l’auteur ne va pas nous faire ça dans tous les cas ?”

Ryoka fixa Erin quelques instants, puis se remit à écrire.

__

Plus tard ce jour-là, Relc et Klbkch marchaient vers l’auberge. Ils s’arrêtèrent lorsqu’ils virent les pancartes plantées profondément dans la neige.

Les personnages principales féminines souhaitent une paye correcte et des congés ! En grève jusqu’à ce qu’on ait des vacances !

 

Libérez les héroïnes ! Poignardages pour personne !

 

Je veux une augmentation !

 

Relc se tourna vers Klbkch.

“On dirait qu’elles sont en grève. Tu veux retourner en ville et attendre ?”

Klbkch haussa les épaules.

“Il semble que ce soit notre seule option.”

Relc hésita, et regarda l’auberge. Il pouvait entendre Erin et Ryoka à l’intérieur, scandant des genres de slogans.

“Tu crois qu’on devrait leur dire qu’elles sont vivantes que jusqu’à ce que le vrai personnage principal se pointe ?”

Klbkch secoua la tête.

“Je pense que ce serait une erreur.”

Les deux revinrent sur leurs pas vers Liscor à travers la neige. Relc commença à se plaindre au bout de quelques minutes.

“C’est quoi comme nom débile, ‘l’Auberge Vagabonde’, de toute façon ? L’auberge ne bouge même pas !”

Klbkch opina. Il montra son nouveau corps de l’une de ses mains.

“Je suis vexé de ma mort contre les Gobelins, moi. Il me semble que j’aurais dû mourir contre au moins le double d’ennemis. C’est ma réputation qui est en jeu.”

“Et je me suis fait casser la gueule par Scruta, et c’est Erin qui a le dernier coup. Encore.”

“Il faut admettre que c’est Loks qui a terminé Skinner.”

“Oh, donc je me fais éclipser par une humaine et une Gobeline ? Je me sens tellement mieux, maintenant.”

Les deux s’éloignèrent, agacés, tandis que le tonnerre se mettait à gronder et qu’un éclair touchait l’Auberge Vagabonde. Un instant plus tard, Relc se tourna vers Klbkch.

“…Tu crois qu’on a droit à une prime de risque ?”


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