3.04 – Partie 2

Traduit par EllieVia

5763 mots

Les autres Coursiers se taisent alors. Je sens un pic d’émotion au creux de mon ventre. Me doigts. Garia hoquète d’un air horrifié en les remarquant pour la première fois, mais je refuse d’agir. Je dévisage posément Persua, croisant ses petits yeux haineux.

“Est-ce que tu as l’intention de rester plantée là ou d’aller faire quelques livraisons, Persua ? Parce que si tu comptes te poser ici à papoter, alors fais-le dans un autre coin de la pièce.”

Elle cligne des yeux. Je ne cille pas. Je soutiens son regard ; je l’ai déjà battue à un combat de regards et j’adorerais lui faire ravaler sa fierté une nouvelle fois. Mais elle n’entre pas dans mon jeu. Elle préfère sourire et me dévisager.

Merde. Je n’aurais pas dû réagir. Elle sait qu’elle m’a agacée. Je n’y peux rien.

“Je suis tellement désolée que ma petite fête te dérange. Je suppose que les grandes Coursières de Ville telles que toi n’ont pas le temps de se mêler aux autres, pas vrai ? Tu es trop bien pour te soucier de nous autres, les petits Coursiers ?”

Je hausse les épaules.

“Plus ou moins, oui.”

Persua reste bouche bée, et de petites pointes de rage apparaissent dans ses yeux. Elle me sourit encore une fois.

“C’est juste — et je sais que tu ne veux pas être grossière, mais c’est le cas — que tu ne m’as pas dit à quel point tu étais heureuse. Et je sais que tu ne voudrais pas être malpolie, si ?”

Elle veut que je la félicite ? Je croise calmement son regard.

“Allez. Tu n’as rien à me dire ?”

Non. Mais elle s’en ira peut-être. Mais non, jamais, même pas dans un million d’années.

“Tu ne m’entends pas, Ryoka ? Est-ce que tu as perdu tes oreilles en même temps que tes doigts ?”

“Je t’ai entendue. Félicitations. Dégage.”

Les mots m’échappent avant que je ne puisse les rattraper. J’entends un hoquet de surprise parcourir la basse-cour, en plusieurs endroits, et quelques éclats de rire aussi, rapidement étouffés. Le visage pâle de Persua rougit et se marbre par endroits.

C’était une erreur. Je viens de l’humilier, et au lieu de me laisser tranquille, elle va essayer de faire de moi un exemple plutôt que de perdre la face. Je sais comment ça marche. Je serre les dents et me demande comme je vais pouvoir gérer ça.

Peut-être que je pourrais juste sortir ? Mais non, elle dirait juste qu’elle aurait gagné ou m’empêcherait de sortir. Et je ne fuis pas les tyrans. Voyons ce qu’elle va faire ensuite.

Les yeux de Persua balayent la pièce, et croisent quelques regards parmi les Coursiers. Sa clique personnelle, ceux qui lui léchaient le cul même avant qu’elle n’apprenne sa jolie Compétence. Elle fait un signe de la tête et ils sortent de la foule. Je les compte. Quatre… six… sept…

“C’est tellement malpoli, Ryoka. Et pendant ma journée à moi, en plus ! Je suis là, bientôt Courrière, et toi… tu n’es qu’une Coursière. Je pense que tu devrais t’excuser. Ou plutôt, j’insiste.”

Oh ? Elle va demander à ses copains de me tabasser ? Je suis impressionnée ; la plupart des filles attendent quelques mois avant d’en arriver là. Mais là encore, c’est un autre monde et Persua est un démon à la peau merdique.

Les autres Coursiers reculent d’un pas en voyant ce qui est sur le point de se passer. Le vieil homme tente d’intervenir, mais sa voix tremble de nervosité.

“Persua, je pense vraiment…”

Elle tourne la tête et le Maître de Guilde se tait. Je ressens un élan de sympathie pour lui ; il ne commandera probablement plus beaucoup de respect après son départ. Mais je me souviens alors qu’il est censé être responsable de la Guilde, et qu’il est un lâche. Les autres coursiers me prennent en tenaille, comme s’ils étaient les voyous attitrés du boss de la mafia locale, et que j’étais la victime grimaçante.

“Eh bien ? J’attends mes excuses.”

Persua me fait face, avec une assurance suprême parce qu’elle a quelques Coursiers avec elle. Oh, allons bon. Ils n’ont même pas de classes de combat, pour la plupart ! Je suis plus grande que tous sauf un des mecs, et elle m’a déjà vue vaincre un aventurier de rang Bronze.

D’accord, ils sont dix. Plus Persua. Mais j’ai changé un peu depuis la dernière fois que nous nous sommes vues, moi aussi. Le premier jour où j’ai trouvé Erin, j’ai demandé à Octavia de remplir de nouveau mes potions et mes sacs alchimiques. J’en ai deux de chaque prêts à servir, et je connais aussi plusieurs tours de magie.

Je reste immobile. Ce n’est pas vraiment mon plus grand moment, mais je ne vais pas faire mine de m’inquiéter de sa ridicule petite clique.

“Je ne m’excuserai de rien. Et si tu ne sors pas tes odieux petits laquais de là, ils vont tous souffrir.”

De toutes les réponses auxquelles je sais que Persua s’attendait, elle ne s’attendait pas à celle-là. Son visage se décompose, et je sens les gens autour de moi s’agiter. Garia me regarde comme si j’étais folle et essaie de me faire signe de dire que je suis désolée, mais je suis calme.

S’ils veulent se battre, je suis complètement pour. Persua a peut-être une Compétence qui la rend plus rapide, mais j’adorerais voir si elle peut esquiver une potion au poivre dans sa face. Si elle essaie de faire quoi que ce soit, je lui lancerai une [Grenade Assourdissante] puis la bloquerai au sol en versant la potion dans ses yeux. J’espère juste qu’elle mordra à l’hameçon.

Mais elle s’en abstient. Persua regarde mon visage, puis ses compagnons, et décide de ne pas prendre le risque. Elle rejette sa tête en arrière puis tourne les talons.

“Je n’ai pas le temps pour ça.”

“Lâche.”

Je lui lance l’insulte et vois son dos se raidir. Je ne sais même pas pourquoi j’ai dit ça ; ma bouche ne sait juste pas s’arrêter dans ce genre de situation. Persua se retourne vers moi, un sourire rempli de haine sur le visage. Nous n’essayons même plus de prétendre être civiles à présent.

“Espèce de larve sans doigts. Tu ne verras plus que mon dos à partir de maintenant.”

“C’est toujours mieux que de voir ta face.”

“Avec combien de clébards et de lézards as-tu couché à Liscor ?”

“Oh, tu sais, un ou deux. Plus de gens que tu ne verras jamais dans ton lit.”

“Je ne toucherais jamais l’un de ces hybrides ou de ces monstres écailleux, même avec un bâton.”

“Ils s’enfuiraient en courant en voyant ta tête, de toute façon.”

“Putain.”

“Salope.”

“Tu vas rester coincée ici pour toujours, espèce de limace pathétique et sans niveaux.”

“Et tu ne seras jamais une vraie Courrière, même avec mille ans devant toi.”

Nous soutenons encore nos regards pendant un petit moment, puis Persua se détourne. Je la laisse rejoindre l’autre côté de la pièce, suivie par le groupe, et ne fais plus rien jusqu’à ce qu’elle se remette à rire bruyamment avec eux sans me regarder. Puis je soupire et me retourne vers Garia. Elle a l’air d’avoir avalé sa langue.

Bon, c’était sympa. Maintenant, il faut aussi que j’aille prévenir Erin de faire attention à Persua.

Je hais ma vie.

“Je pars. Garia, est-ce que tu veux te joindre à moi au Lièvre en Folie ? J’ai bien besoin d’un verre.”

Garia sursaute et se met à bégayer en me dévisageant.

“Je, euh… je…”

Elle ne veut pas énerver Persua. Bon. Je soupire et me lève. Mon cœur bat la chamade, mais j’ai surclassé Persua sur ce coup. Qu’importe qu’elle rie fort…

J’ai déjà traversé la moitié de la distance de plancher qui me sépare de la porte lorsque je sens un mouvement. Persua paraît se téléporter d’un bout à l’autre de la pièce, et je sens son pied s’enrouler autour du mien. Elle bouge trop vite pour que je puisse réagit ; je trébuche en avant…

Et me rattrape, grâce à des battements de bras disgracieux. On m’a déjà fait trébucher, et j’ai un bon équilibre. Mais je trébuche quand même, et j’entends le rire narquois de Persua.

“Quelle maladresse ! Que s’est-il passé, Ryoka ?”

Je me retourne pour la dévisager. Elle me lance un sourire railleur, me mettant au défi de dire quoi que ce soit. Je pèse mes différentes options, et décide que le jeu n’en vaut pas la chandelle. C’est sa petite victoire ; si elle le refait, elle est morte.

Je me remets en marche en ajustant ma bourse. Persua rit toujours, mais je m’assure juste qu’elle ne m’ait rien dérobé. Potions ? C’est bon. Le sac sans fond de Teriarch ? C’est bon. Mes bourses ? L’une d’elles est ouverte. Je la tâte, et trouve de la viande froide et grasse ainsi que des miettes couvertes de confiture. Rien d’autre. Mon cœur manque un battement. Je fais volte-face…

“Vengeance !”

Le cri surgit de la minuscule Fée de Givre qui vole vers le visage de Persua. Cette dernière n’a qu’un bref moment pour crier avant qu’Ivolethe ne soit sur elle. La fée vole autour de Persua en poussant des cris triomphants pendant que Persua hurle et que les gens autour crient de surprise.

“Prends ça ! Et souffre ceci, jeune mortelle !”

Elle tire les cheveux de Persua, lui arrache des mèches et lui griffe le visage. Persua hurle en se débattant pour échapper à la petite créature, mais Ivolethe est partout. Néanmoins, la main de Persua touche la fée sur un coup de chance, et Ivolethe s’écrase par terre.

“Qu’est-ce que c’est ? Tuez-le !”, piaille Persua pendant qu’un autre Coursier se précipite en avant et ramasse Ivolethe. Elle lui hurle dessus et tente de le mordre, mais il a un doigt posé sous son menton. Tout le monde se tait en voyant pour la première fois ce qu’est Ivolethe.

“Quelle est cette créature ?”

“C’est… ce n’est pas un monstre ? Un Fadet ? C’est trop pâle ! Et ça a des ailes !”

“Lâche-la.”

Je fais un pas en avant, mais Persua et ses sbires me bloquent immédiatement le passage. Elle me regarde fixement, du sang coulant des griffures sur son visage et des endroits où Ivolethe lui a arraché de la peau en même temps que des cheveux.

“C’est toi qui as fait ça.”

J’ignore Persua et regarde le Coursier qui la tient. Il est incertain, mais il tient fermement Ivolethe et qu’importe à quel point elle se débat, elle ne peut de toute évidence pas se libérer. Et elle ne le gèle pas non plus ; elle ne doit pas en être capable sans sa magie.

“Ce n’est pas un monstre. C’est une Fée de Givre. Lâche-la, tout de suite.”

“Un Esprit de l’Hiver ?”

Il lance un regard abasourdi à Ivolethe. Elle essaie de bouger la tête, mais son ongle est sous son menton. Elle le fusille du regard et bave sur son pouce, mais elle ne peut rien faire d’autre.

“Tue-la.”, siffle Persua au Coursier. Il hésite. Mon cœur se serre, et je hausse la voix.

“Je te tue si tu lui fais du mal. Je te le promets.”

Le Coursier me regarde. Il fait partie des laquais de Persua, mais je sais que mes yeux sont sérieux, je pense tout ce que j’ai dit. Persua me regarde, puis regarde la fée. Puis elle sourit méchamment.

“Est-ce ton amie ? Est-ce que tu dois prendre des monstres comme amis comme personne d’autre ne t’aime ?”

J’ignore Persua et tends la main.

“Donne-la-moi.”

“Ne l’écoute pas.”

Persua s’interpose entre le Coursier et moi. Elle fait un signe, et sa clique m’encercle alors. Je ne les regarde même pas ; mes yeux sont posés sur Ivolethe.

“Je n’ai jamais vu d’Esprit de l’Hiver. Ils ressemblent vraiment à ça ? Ce doivent être les monstres les plus rares ; comment as-tu attrapé celui-ci ?”

J’essaie de faire taire les mots de Persua. Que puis-je faire ? Si je cherche à l’attraper, ne risque-t-elle pas d’être blessée ? Comment puis-je apaiser Persua ? Non… c’est le Coursier qui l’a. Concentre-toi sur lui.

Mais Persua m’empêche de bien le voir. Elle me regarde, et je vois à présent la haine, pure et simple, luire dans ses yeux. Elle se tourne pour regarder les autres Coursiers.

“Avez-vous jamais entendu parler d’une Fée de Givre qui aurait été capturée ? Non ? Je parie qu’en la vendant à un [Marchand] ou un [Alchimiste], on pourrait en tirer des centaines, non, des milliers de pièces d’or.”

Les Coursiers autour de moi s’agitent nerveusement. Leurs regards changent à la mention d’une telle somme, et certains s’approchent lentement de la foule qui m’entoure.

Merde. Là, on est mal. Mais il faut que je libère Ivolethe. Je regarde par-dessus l’épaule de Persua et hausse la voix.

“Si tu lui fais du mal, tu en souffriras. Je me fiche de combien de gens tu as avec toi ; je ne te laisserai pas l’emmener. C’est un être vivant.”

“Elle m’a attaquée !”

“Et alors ?”

Persua pousse un sifflement de rage. Elle avance d’un pas, et son bras bouscule de Coursier qui tient la fée. Ivolethe se met immédiatement à hurler, sa voix résonnant dans la Guilde.

“Mes sœurs ! Mes sœurs, entendez mon appel et vengez-moi…”

Sa voix est coupée lorsque le Coursier se remet à appuyer sur son menton. Mais les dégâts sont faits. Je vois que les autres Coursiers ont l’air inquiets et essaie de capitaliser là-dessus.

“Vous avez entendu ça ? Elle vient juste d’appeler ses sœurs. Vous avez vu les Fées de Givre et ce dont elles sont capables lorsqu’on les énerve. Que pensez-vous qu’il se passera si vous tuez l’une des leurs ?”

Persua a l’air mal à l’aise, elle aussi, mais elle est trop bête pour réfléchir comme il faut. Elle fait volte-face et hurle sur le Coursier.

“Fais-la taire ! Écrase-la, bon sang !”

“Ne fais pas ça.”

Le Coursier qui tient Ivolethe hésite. Sa main tremble et la fée se met à suffoquer, mais il ne la lâche pas. Je fais un pas en avant.

“Lâche-la. Tout de suite.”

“Espèce de lâche ! Donne-la-moi ! Je vais le faire !”

Persua est à court de patience. Elle tend la main vers Ivolethe, mais le Coursier recule aussi face à elle. J’avance encore d’un pas, pensant qu’il est enfin revenu à la raison, mais il la lève plus haut. Je m’arrête, la main tendue. Persua lance un regard furibond au Coursier, ses yeux semblables à des pointes de silex.

“Qu’est-ce que tu fabriques ?”

Il se lèche les lèvres. Mais il me regarde, à présent. Il ouvre la bouche et croasse deux mots.

“Des sous.”

“Quoi ?”

“Si… si tu la veux, tu dois la payer.”

Je le regarde avec incrédulité. Il ne peut pas être sérieux. Mais oh, si, il l’est. Il hésite encore un peu, mais serre Ivolethe dans son poing en me regardant.

“On sait que tu en as plein. Eh bien… donne-moi des sous. Et ensuite, je la laisserai partir. Sinon…”

Il serre un peu plus fort et Ivolethe pousse un cri. Mon sang bout dans mes veines, mais Persua est tout sourire à présent.

“C’est vrai ! Donne-nous juste tes bourses — et tes potions — et on sera quittes. D’accord ?”

Les salauds avides. Mais le regard du Coursier est sérieux, et Ivolethe a mal. Que faire ? Si je leur donne les pièces d’or de Teriarch… mais Ivolethe…

Je regarde Persua. Puis le Coursier. Je regarde Ivolethe, et prends rapidement ma décision.

“Et puis merde. [Grenade Assourdissante] !”

Le monde et le son lui-même explosent dans la confusion et le chaos. J’ai fermé les yeux, mais le bruit me heurte tout de même comme quelque chose de physique. Mes oreilles tintent puis sont plongées dans le silence ; mais je charge déjà le Coursier, et le plaque au sol.

Pas le temps de réfléchir ou de faire quoi que ce soit. Je tends la main vers ses poings qui s’agitent dans un mouvement désordonné. Il faut que je libère Ivolethe. Fais-lui relâcher sa prise. Attrape ses bras. Brise ses os. Arrache-lui les doigts avec les dents. Je le cogne à plusieurs reprises en cherchant la petite silhouette bleue au milieu des taches noires qui dansent devant mes yeux. Où est-elle ?

Nulle part. Elle est partie ! Elle est libre ! Je vois une forme bleue s’envoler vers la porte, puis quelqu’un me frappe dans le dos.

Persua est sur moi, ses doigts me griffent, elle me mord, me donne des coups de pied. On dirait un chat sauvage, et certains de ses amis essaient de me cogner aussi. Je roule sur le côté, et sors une potion d’Octavia.

La potion au poivre serait mieux en spray. Mais un solide lancer me permet quand même d’atteindre de nombreux visages et leurs yeux, y compris ceux de Persua. Je me protège le visage et sens le liquide chaud me piquer en réagissant avec ma peau, mais les cris en valaient la peine. Je me lève en chancelant et aperçois Persua en train de s’éloigner d’un pas mal assuré, en hurlant et en se frottant les yeux.

Quelque chose cède en moi. Ses petites insultes, son croche-pied, ma jambe écrasée — et Ivolethe — tout ceci explose hors de moi en un poing qui la cueille en pleine joue et la jette au sol. Persua essaie de se relever, mais je l’étale au sol d’un coup de pied puis lui monte dessus pendant qu’elle se débat, et me met à cogner.

Cogne-la. Fais-lui mal. Mes oreilles tintent, mais j’entends à présent mon sang rugir, et tout ce que je veux, dans ce monde ou dans n’importe quel autre monde, est de lui éclater la tête. Je cogne, cogne, et cogne encore, jusqu’à ce que quelque chose me traîne en arrière. Je me débats, tente de me libérer, mais la personne qui me tient est trop forte.

La rage qui martèle chaque parcelle de mon corps finit par s’émousser, et je cesse de me débattre. C’est là que je me remets à entendre et à penser, et que je réalise que je suis tenue par deux bras musculeux.

“Garia ?”

Je me retourne et vois mon amie, dont le nez saigne furieusement, qui me retient, Persua allongée par terre. Les gens hurlent encore de douleur — j’aperçois des Coursiers les mains plaquées sur leurs yeux, et d’autres qui haussent la voix, sourds. Deux personnes sont aux côtés de Persua, et je vois alors vraiment la fille étendue au sol.

Son visage est… je commence seulement à sentir la douleur dans mes mains. Mes doigts me font atrocement mal, et je sens de petites lacérations et des ecchymoses sur ma peau. Je vois l’écho de leurs empreintes sur le visage de Persua.

Il est déjà enflé. Je vois à peine ses traits, et il y a du sang. Beaucoup de sang. Je lui ai cassé le nez, et même des parties de son visage. Elle pleure, elle tremble, et la [Réceptionniste] armée d’une potion de soin ne sait même pas par où commencer. Mais alors que le gonflement commence légèrement à réduire, un œil se tourne vers moi. Et j’entends sa voix.

“Toi.”

Elle se débat, mais les deux femmes la forcent à rester allongée. Le visage de Persua est couvert de sang, de morve, de larmes et d’on ne sait quoi d’autre. Mais sa voix est intacte. C’est un fouillis tremblant d’émotions ; pas un cri strident, mais un murmure gazouillant et perçant.

“Je te tuerai.”

Je suis suffisamment proche de Persua pour la sentir cracher pendant que ses lèvres déformées forment les mots. Ses yeux sont rivés sur moi, furieux, et les mots se déversent, la haine marquant chaque syllabe. Les larmes coulent à travers le sang sur son visage, mais elle garde les yeux braqués sur moi.

“Je te tuerai. Je le jure. Je te ferai violer et tuer. Tu mourras en hurlant.”

“Ryoka…”

Garia essaie de me tirer en arrière, et la [Réceptionniste] tente de nous séparer de force. Mais Persua se débat et je refuse de bouger. Elle se met à hurler.

“Je te tuerai ! Tu mourras atrocement ! Il ne restera pas un morceau de toi ! Je te tuerai, toi et tous ceux que tu aimes, espèce de…

La [Réceptionniste] essaie de lui enfoncer la potion dans la bouche, mais Persua se contente de cracher une dent cassée avec la potion en continuant de me hurler dessus.

Il y a une trace de folie dans son regard. Garia me retient sans que je quitte Persua des yeux. Elle continue de parler, mi-sanglotante, mi-jurant. Je n’ai rien à lui dire, rien à répondre. Je lui donne donc juste un coup de pied dans l’estomac et la regarde vomir avant que Garia ne me force à partir.

***

Deux heures plus tard, je suis dehors dans la neige froide. Je la sens à peine, bien que je n’aie pas mangé de soupe d’Erin. Je sens l’air froid souffler mes vêtements et je m’en fiche.

“Ivolethe.”

La fée flotte dans les airs à mes côtés, son visage empreint d’un sérieux inhabituel. Je suis habillée, et elle est nue. Mais j’ai l’impression d’être celle qui a le plus froid. Mon cœur est très froid. Très immobile.

Je m’assieds lentement dans la neige, et la fée descend à côté de moi. La neige est mouillée — je m’en fiche. Personne ne m’attend nulle part, et je ne peux pas rester debout. Pas tout de suite.

Au bout d’un moment, la fée prend la parole.

“C’était une rencontre inattendue, n’est-ce pas ?”

Je tourne les yeux vers elle. Ivolethe soutient mon regard.

“Je ne suis pas sûre. Mais est-ce que ça s’est terminé comme tu t’y étais attendue ?”

J’éclate d’un rire bref.

“Qu’est-ce que tu crois ? Je suis bannie de cette Guilde des Coursiers — peut-être même de toutes, pour le moment. Ils vont peut-être porter plainte, ou me faire payer ce qu’il reste du bâtiment.”

Peu de temps après mon départ, les autres Fées de Givre étaient apparues. Elles avaient fait s’écraser une avalanche de neige dans le bâtiment. S’il n’avait pas été désert… en l’état, elle avait presque tout détruit à l’intérieur. La dernière fois que je l’ai vu, le bâtiment était rempli de neige et les gens devaient enlever morceau par morceau la neige compactée.

“Quel bordel.”

La version courte de ce qu’il s’était passé, c’était que Persua était allée voir le meilleur Guérisseur du coin pour se faire soigner les blessures que les potions ne pouvaient soigner. Les Coursiers s’étaient éparpillés, surtout grâce aux autres Fées de Givre qui les avaient bombardés de tessons de glace, les avaient gelés, et ainsi de suite. Je crois que les membres du personnel de la Guilde auraient aimé me tenir responsable, mais lorsqu’ils avaient vu les fées quasiment détruire la Guilde d’un seul coup, ils y avaient réfléchi à deux fois. Tout comme la Garde, et c’est ainsi que l’on me pria poliment de quitter la ville maintenant plutôt que d’en être expulsée.

J’aurais probablement pu rester. Mais je ne voulais pas me retrouver dans le même coin que Persua, pas même dans la même ville. Je me souviens encore de son regard.

Ce n’est pas terminé. Je n’avais jamais vu quelqu’un avec un tel regard, mais je sais sans l’ombre d’un doute qu’elle pensait chacun des mots qu’elle m’avait dits. Une partie de moi aurait aimé être revenue pour la poignarder avec mon couteau là-bas. Elle ne va jamais oublier. Mais je ne suis pas une meurtrière.

Qu’importe à quel point j’ai été proche de le devenir, tout à l’heure.

“Quel bordel. Un affreux, terrible…”

La fée lève les yeux vers moi. Je baisse mes yeux vers elle. D’une certaine façon, c’est entièrement sa faute. Persua m’aurait laissée tranquille si j’étais juste sortie. Mais je ne peux pas la haïr pour ce qu’elle a fait. C’est ce que j’aurais fait pour Erin, exactement ce que j’aurais fait pour Erin.

“À partir de maintenant, je ne t’emmène plus à l’intérieur. Compris ?”

“C’est de bonne guerre.”

Je frissonne. Je sens le froid, à présent, mais je reste assise, les jambes en tailleur.

“Je suis juste soulagée que tu ailles bien. Si ce Coursier ou Persua avait essayé… t’auraient-ils tuée ?”

Hochement de tête.

“Il aurait mieux valu que tu les laisses faire. Si elle m’avait pourfendue, sa mort aurait suivi avant la prochaine lune.”

Le froid m’enveloppe autant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Je regarde fixement Ivolethe.

“Qui l’aurait tuée ? Les autres fées ?”

Elle secoue sa tête minuscule.

“Pas mes sœurs, non. D’autres membres de la Cour d’Hiver interviennent dans les affaires de mort. Et ils sont bien plus terribles que nous.”

Je ne veux pas savoir. Vraiment. Le visage d’Ivolethe… je ne veux pas savoir. Certains détails sur les faes me terrifient.

“C’est mieux que tu ne sois pas morte.”

“Peut-être. Mais cette fille… elle a prêté serment contre toi. De telles choses ne peuvent se résoudre que dans le sang.”

“Tu as probablement raison.”

Je sais qu’elle a raison. Mais je ne peux pas y réfléchir maintenant. Je ne peux pas, ou j’aurai à choisir entre la tuer maintenant ou…

“Elle va devenir Courrière. Et je ne la verrai pas.”

“Bah. Celle-là abandonnerait tout par vengeance. Ses lames te trouveront, quelle que soit la distance qui vous séparera.”

“Il va juste falloir que je la coure plus vite qu’elle, alors. Même si elle est déjà plus rapide que je ne le suis pour le moment.”

“Mm.”

Nous restons assises en silence encore un peu. Je courbe la tête. Ivolethe se contente de regarder le paysage figé.

“J’étais jalouse d’elle, tu sais. Juste un peu. Je n’aime pas les Compétences et les Classes, mais… je suis tellement lente et faible sans elles.”

Ivolethe lève les yeux vers moi en silence. Je détourne le regard ; j’essaie d’expliquer en regardant le gris horizon.

“C’est toujours la même histoire. Je crois que j’abandonnerais quelque chose en gagnant des niveaux. Ou… ou que je ferais un compromis, que je prendrais le chemin facile qui mène au succès, sans aucun effort. Mais il y a des efforts requis, et qu’y a-t-il de mal à faire ce que tout le monde fait déjà ? Ce n’est que pure logique.”

Le silence, toujours. Ivolethe se contente de m’écouter externaliser mes combats intérieurs et les avouer.

“Mais c’est dur. Je veux être forte. Erin… elle est tellement plus forte que moi, de tant de façons. Mais je pensais que ça irait. Je pouvais faire les choses à ma façon, et même devenir Courrière — j’avais les potions d’Octavia, et je peux même faire de la magie. Mais il s’avère que je ne suis même pas si douée pour la magie.”

Une poignée de neige se soulève dans les airs. Je la regarde s’envoler en tourbillonnant et s’éloigner.

“Je ne peux pas faire de magie. Et j’ai atteint ma limite physique. Je pourrais… essayer d’altérer mon corps, j’imagine. Teriarch en a parlé. Mais c’est tricher, ça aussi. J’aimerais juste qu’il y ait un moyen d’être plus rapide. Juste, plus rapide. Si j’étais plus rapide, je me satisferais du reste.”

“C’est donc ton souhait ?”

Ivolethe se retourne pour me faire face dans la neige. Je baisse les yeux sur elle, et je sens cette même sensation de jalousie.

“J’aimerais juste être meilleure. Juste… meilleure.”

“C’est un grand souhait. Même un Roi ne pourrait accéder à ta requête. Pourquoi ne pas te satisfaire de ce que tu es actuellement ? Tu es brave et vive ; te faut-il autre chose ?”

Je sais qu’elle a raison, mais tort à la fois. Je secoue la tête et suis parcourue d’un frisson.

“Ce que je suis ne suffit pas. Je veux devenir davantage. Est-ce trop demander ?”

Pendant un moment, Ivolethe me dévisage. Puis elle sourit, ses dents étincelant au soleil de l’hiver.

“Oui. Mais les mortels ont toujours eu ce souhait. C’est la raison pour laquelle vous vous dispersez comme des feux de forêt alors que nous demeurons hors du temps.”

Elle a l’air triste et mélancolique, et heureuse à la fois, comme une adulte qui regarderait une enfant jouer. Mon cœur se serre.

“Je ne sais pas quoi faire. Que ferais-tu à ma place, Ivolethe ?”

Elle me regarde des pieds à la tête.

“De quoi as-tu rêvé, Ryoka Griffin ? Que souhaites-tu de tout ton cœur ?”

C’est une question importante, mais je connais la réponse en un instant. Je n’ai qu’à repenser au jour où je me suis mise à courir. Je réponds, à Ivolethe et au froid.

“J’ai toujours voulu courir comme le vent. Je l’ai senti, une fois, quand tu nous as emmenées loin de l’armée gobeline, Mrsha et moi.”

Je me souviens de l’air qui soufflait derrière moi, et de la sensation d’apesanteur que j’avais ressentie. Chaque pas était une éternité, et je regardais le monde voler devant moi. Pendant un bref instant, j’avais été le vent, et j’avais vécu mon rêve.

“Eh bien, en ce cas, je chercherais ça. Je chercherais à courir comme le vent, car ce serait mon rêve. Si je ne pourchassais pas de telles choses, je ne serais pas mortelle, non ?”

“Comment ?”

Je ne peux m’empêcher de rire.

“Même une Courrière ne pourrait courir comme ça. Ou du moins, pas Val, ni Épervier. Et certainement pas sans niveaux. Comment pourrais-je jamais être aussi rapide, si je ne peux même pas distancer Persua ?”

Ivolethe écarte deux bras minuscules.

“Nous sommes amies, n’est-ce pas ? Que font les amies, si ce n’est s’entraider ?”

Elle me sourit de nouveau, et je reste interdite.

“Quoi ? Comment pourrais-tu m’aider ?”

“Tu veux étudier la magie ? T’améliorer? Je te l’ai déjà dit, tu ne trouveras pas ce que tu cherches dans les livres. Mais c’est peut-être parce que tu n’as pas vu ce qu’est réellement la magie.”

Je sais ce à quoi elle fait allusion. Mais il faut que je l’entende haut et clair.

“Que proposes-tu ?”

Lentement, Ivolethe s’élève dans les airs jusqu’à s’asseoir dans le vide devant moi. Elle me regarde droit dans les yeux, souriant toujours.

“Je vais t’enseigner la voie des faes, pas les astuces dont se servent les mortels. Je vais t’enseigner à écouter le vent et courir comme nous. C’est ce que fait une amie pour une pauvre mortelle qui souhaite être meilleure que ce qu’elle est.”

Mon cœur bat à tout rompre. J’ai le souffle coupé.

“Tu peux faire ça ? N’est-ce pas contraire aux règles ?”

“Personne n’a fait de règles là-dessus. Personne n’a jamais été assez fou pour essayer. Mais pour toi, mon amie, j’essaierais. Ça vaut le coup de tenter, eh ?”

Je la regarde. Ivolethe me sourit largement, cette fée minuscule, cette fée insensée. Mon amie. Je soutiens son regard, moi, la jeune Humaine tremblante et déprimée qui rêve de voler. Lentement, je lui tends la main.

“Si tu étais assez folle pour essayer, je t’en serais à jamais redevable.”

Ivolethe grimace avec dégoût et écarte ma main d’une tape.

“Bah. Ne fais pas de telles promesses à la légère. Næ. Voici ce que je t’offre : je vais essayer de t’enseigner à courir comme le vent en échange d’une chose.”

“Dis-la-moi.”

“Ton amitié.”

Elle me tend une main minuscule. Je n’hésite pas. Je tends la main, et sa poigne est comme de la neige qui fond, comme le dégel, comme un instant de chaleur minuscule dans le cœur gelé du monde. Nous nous serrons la main, et le pacte est scellé.

Le marché d’une fée. La promesse d’une amie. Le rêve d’une enfant.

Le vent souffle, et mon cœur s’envole avec lui.

Pour courir comme le vent.


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4 thoughts on “3.04 – Partie 2

  1. coquille :
    J’ignore Persua et regarde le Coursier qui la tiens. Il est incertain, mais sa poigne sur Ivolethe est serrée et même s’il
    (ca devrait etre elle plutot je pense)
    se débat, elle ne peut clairement pas se libérer. Et elle n’est pas en train de le geler ; elle ne doit pas être capable d’utiliser sa magie.

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  2. coquille :
    « Qu’est-ce que tu crois ? Je suis banni de la Guilde des Coursiers, peut-être de toutes les Guildes. Ils vont peut-être porter plainte, ou me faire payer pour ce qu’il

    (la il manque au moins un mot)
    du bâtiment. »

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  3. coquille :
    J’ignore Persua et regarde le Coursier qui la tiens. Il est incertain, mais sa poigne sur Ivolethe est serrée et même s’il
    (elle)
    se débat, elle ne peut clairement pas se libérer. Et elle n’est pas en train de le geler ; elle ne doit pas être capable d’utiliser sa magie.

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