3.13 – Partie 2

Traduit par EllieVia

8362 mots

Le seul bruit dans la pièce vient de Lady Magnolia. Je la vois me regarder en clignant des yeux derrière Ressa. Je ne l’ai jamais vue aussi étonnée. Je m’assieds sur le canapé, les yeux braqués sur Ressa. Je ne l’ai même pas vue bouger. Je suis tentée d’essayer de la frapper, mais…

« Très bien, Ressa, écarte-toi, je te prie. »

Lady Magnolia pousse Ressa de ses deux mains. La [Servante] interloquée s’écarte. Lady Magnolia bat encore plusieurs fois des cils, puis baisse les yeux sur ses genoux.

« Du thé renversé. Quel gaspillage. »

Une petite flaque de thé couvre sa robe, ruinant la coûteuse soie rose. Mais à ma grande surprise, Magnolia se contente de soupirer et se lève. Elle secoue la robe…

Et le thé glisse dessus avant d’atterrir sur le tapis. Je cligne des yeux. Magnolia surprend mon regard et hausse les épaules.

« Des sorts de protections sur la robe. Ça évite les taches. Dommage pour le thé, cela dit. »

Puis elle s’assied comme si rien ne s’était passé et se verse une autre tasse de thé. Je me frotte la joue tandis que Ressa retourne à sa place derrière Magnolia. Elle me regarde fixement, mais je ne suis pas d’humeur à me battre.

Une fois installée avec une nouvelle tasse de thé à la main, Magnolia regarde sa servante, puis moi.

« C’était un peu trop rapide pour mes yeux. Ressa, ma chérie. Ai-je raison de croire que tu l’as empêchée de me donner un coup de poing ? »

« Oui, milady. »

« C’est bien ce que je pensais. Eh bien, il semblerait que je t’avais légèrement mal jugée, Ryoka, ma chérie. Je pensais que tu pourrais peut-être résister à ma Compétence, mais pas de manière aussi impressionnante. Comment as-tu fait, je te prie ? Tu n’as pas d’objets magiques sur toi — aucun qui ne serve à cela, en tout cas — et tu n’as aucune Compétence. »

C’était donc cela que regardait le monocle ? Je me contente de regarder Magnolia en haussant les épaules.

« C’est un secret. »

« Hmf. Eh bien, je ne suis pas trop curieuse donc je n’insisterai pas. Puis-je te féliciter, toutefois ? Ce n’est pas souvent que quelqu’un me frappe directement. La dernière à le faire a été, eh bien, ton amie, Erin Solstice. »

Erin a essayé de frapper Lady Magnolia ? Je la regarde en cillant. Magnolia se retourne vers Ressa.

« N’as-tu pas pris une théière en pleine figure à cette occasion ? »

« C’était sur la poitrine, et c’était du thé tiède. »

« Ah, bien sûr. »

Je jette un regard en coin à Ressa. Elle me regarde de travers. J’ai vraiment l’impression d’être la souris, si notre relation est celle d’un chat et d’une souris. Elle a réussi à se mettre devant Magnolia alors qu’elle était derrière le canapé avant que j’aie pu la frapper. Et elle m’a frappée à la joue et à la poitrine en un instant.

« Votre servante est vraiment dévouée. »

C’est le code pour dire « C’est quel genre d’erreur de la nature, votre servante ? ». Magnolia se contente de hausser les épaules.

« Bien sûr qu’elle l’est. Ressa possède de nombreuses compétences, qui incluent le nettoyage et le service du thé — et d’autres qui impliquent d’empêcher des gens armés de me poignarder. »

« Et c’est normal, pour une [Servante] ? »

« C’est normal pour les servantes à mon service. Crois-tu que je me baladerais avec insouciance — même dans ma propre maison — et accueillerais des invités sans gardes du corps ? »

« Je suppose que non. »

« Mais tu n’y avais pas pensé, n’est-ce pas ? Vraiment. »

Magnolia soupire et regarde sa servante.

« Elles deviennent de plus en plus simple d’esprit chaque année, apparemment. Erin était comme ça, n’est-ce pas Ressa ? Elle était plutôt surprenante par certains aspects, mais elle était aussi irréfléchie qu’un caillou par d’autres. »

Okay, j’ai le sentiment que je devrais défendre Erin, même si ce que dit Magnolia est vrai. Je serre les dents et me force à ignorer la douleur cuisante dans ma poitrine et sur ma joue.

« Erin est mon amie. »

« Que c’est merveilleux pour toi. »

Magnolia m’adresse un regard qui m’indique qu’elle n’en a rien à faire. Je poursuis sans prêter attention à son expression.

« C’est mon amie. Mais j’admets qu’elle peut être idiote par certains aspects. Elle ne comprend pas vos objectifs. Mais moi, si. Je sais ce que vous voulez, donc venons-en au fait. »

« Tu crois vraiment ? »

Elle me dévisage avec un scepticisme renouvelé. Elle hausse les épaules.

« En ce cas, dis-moi. Éclaire-moi. Qu’est-ce que je désire si ardemment de toi ? »

J’ouvre la bouche. Magnolia lève un doigt.

« Toutefois… si tu n’as pas bien réfléchi à tout cela, Ressa t’administrera une sacrée rossée. »

« C’est quoi votre problème avec les questions bêtes ? », lui demandé-je sèchement avant d’enchaîner pour l’empêcher de dire à sa servante de me foutre une raclée pour cette question.

« Je sais ce que vous voulez. Vous connaissez tout de mon monde à présent. Vous avez parlé avec des gens qui vous ont parlé d’armes à feu, de bombes, et de toute notre technologie. Je sais que vous avez dit à Erin que vous ne vouliez pas que cette information se propage, mais c’est impossible que vous ne vouliez pas produire vous-même ce genre d’arme. »

« Vraiment ? Et pourquoi donc ? »

« N’est-ce pas évident ? La peur. Même si personne dans votre monde ne possède encore d’armes, que se passera-t-il si vous croisez d’autres personnes de mon monde ? Et si quelqu’un crée des armes à feu en secret ? Si cela se produit, il sera trop tard. Vous devez produire des armes, ou vous serez dépassée. »

Je ne sais pas comment Erin a pu ne pas considérer cela. Magnolia a beau dire qu’elle peut supprimer cette technologie… c’est impossible. Mais à ma grande surprise, Magnolia ne cligne même pas des yeux face à ma réponse. Au lieu de cela, elle éclate de rire.

« Bonne réponse ! Malheureusement… tu as tort, ma chère Ryoka. Tu as raison d’une certaine manière, mais terriblement tort par ailleurs. »

Quoi ? Je regarde fixement Magnolia. Elle me sourit en secouant la tête.

« Tu es vraiment nouvelle dans ce monde, n’est-ce pas ? J’oublie, parfois… mais tu ne sais vraiment rien. »

« Que voulez-vous dire ? »

J’ai raison. J’en suis certaine. Mais Magnolia pense clairement que j’ai tort. Elle repose sa tasse de thé et s’étire les doigts.

« Je suis sûre que tu dirais que je suis trop confiante. Mais la vérité, Ryoka Griffin, est que nous n’avons rien à craindre des armes à feu si nous ne parlons que de guerre. Si un côté a des armes à feu, cela leur confère un avantage, certes, mais cela ne signifie pas qu’il gagnerait forcément. »

« Vous… ne comprenez clairement pas les armes de mon monde. »

Je secoue la tête en essayant d’expliquer à Magnolia à quel point sa déclaration est folle. Un côté armé d’épées et de flèches contre une armée de fusils ? J’imagine que si l’on avait une guérilla et une guerre d’usure… mais non, elle a tort !

« Oh ? Tu n’es pas d’accord, Ryoka ? Les armes à feu sont-elles si effrayantes que ça ? »

« Bien sûr ! Elles… »

Je hausse la voix, en colère, voulant que Magnolia comprenne, se méfie, lorsque j’entends un léger coup à la porte. Instantanément, je me tais. Magnolia fronce les sourcils, et Ressa tourne immédiatement la tête en direction de la porte. Magnolia hausse la voix pour répondre.

« Oui ? »

La porte s’ouvre et une servante entre dans la pièce. Elle a l’air nerveuse, et se fige presque en nous apercevant moi, Ressa et Lady Magnolia, toutes en train de la dévisager. Mais elle a de toute évidence encore plus peur de mal faire son travail devant Ressa, et elle parle donc rapidement et clairement en se fendant d’une révérence.

« Je suis extrêmement désolée de vous déranger, Lady Reinhart. Mais votre invité — le Grand Mage Nemor — requiert le plaisir de s’entretenir avec vous immédiatement. »

Un Grand Mage ? Est-ce que c’est une classe ? Mais Magnolia se contente de froncer les sourcils d’un air irrité.

« Dis-lui de s’en aller. Je suis occupée. »

La servante hésite. Mais devant le regard noir de Ressa, elle se fend immédiatement d’une révérence et referme la porte. Magnolia se retourne vers moi en fronçant les sourcils.

« Grand Mage Nemor ? C’est loin d’être exact. »

« Est-ce quelqu’un d’important ? »

Mon esprit est encore focalisé sur la déclaration outrageante de Magnolia, mais je pose la question au cas où. Magnolia pouffe d’un air vaguement amusé.

« Il est utile, mais pas vraiment important — ni distrayant. Il attendra. Maintenant, poursuivons. tu t’apprêtais à me dire comment les armées de ton monde détruiraient la mienne en un instant. Imaginons que tu possèdes une armée — ou simplement la technologie de ton monde. En quoi seraient-elles si effrayantes ? »

Je la fusille du regard. Elle est tellement arrogante. Bien. Elle veut une explication ?

« Un tank. »

« Un tank ? Oh, les autres en ont parlé. Une boîte de métal ambulante qui tire avec une autre sorte d’arme à feu, c’est ça ? »

Ça a l’air tellement simple quand Magnolia le dit. Je secoue la tête en essayant d’expliquer.

« Si une armée avait un tank — un seul ! — elle serait capable de détruire des milliers de soldats. Un tank est équipé d’une armure qui peut résister à tous les sorts qu’on lui jette. Il peut envoyer une explosion à des milles de là capable de détruire un bâtiment… »

« Un sort peut faire la même chose. »

Je marque une pause. Magnolia me regarde fixement, un sourcil levé.

« Tes tanks m’ont l’air lents et encombrants. Peuvent-ils vraiment battre un mage caché dans l’herbe avec un sort de [Boule de Feu Géante] ? »

Une boule de feu géante ? Est-ce que ça pourrait détruire un tank ? … J’hésite.

« Ce n’est pas le sujet ! Là, on parle d’un seul tank. Mais une armée pourrait en avoir des centaines. Et un mage prend des années, des décennies à être opérationnel. Un soldat armé d’un fusil peut tuer un nombre incalculable de gens et il ne lui faut que quelques jours pour être opérationnel. Tandis qu’un mage… »

« Hm. Oui. Je vois ce que tu veux dire. »

Magnolia me fait signe de me taire, sans paraître le moins du monde découragée. Elle tapote sa robe d’un ongle en reprenant la parole.

« Une armée de tanks et de fusils, dis-tu ? J’ai encore du mal à l’imaginer, mais on m’a dit qu’un fusil était comme une arbalète capable de tirer des centaines de carreaux à la minute, bien plus rapide que n’importe quel arc classique. C’est bien ça ? »

Oui, à peu près. Je hoche la tête. Magnolia acquiesce elle aussi.

« Effrayant, en effet. Mais ce ne sont que des flèches, n’est-ce pas ? Excuse-moi, des “balles”. Des morceaux de fer dépourvus de magie. Les… merveilleuses armées de ton monde… il leur manque la magie. Et c’est un défaut critique. Disons que tu aies, oh, disons mille soldats armés de fusils et plusieurs tanks. Et autant d’avions que tu veux aussi. »

Magnolia se penche par-dessus la table basse, les yeux pétillants. Son sourire a des dents.

« Je pourrais détruire ce genre d’armée en moins de dix minutes. »

Je la crois. Je plonge mon regard dans celui de Magnolia, et je la crois capable de le faire. Comment ? Un sort ? Une armure enchantée ? Est-ce qu’une armure enchantée subirait même des dégâts ? Pouvait-on vraiment envoyer une poignée de guerriers en armure de plates pour détruire les tanks si facilement ?

« Vous n’avez vraiment pas peur des armes à feu ? »

« Je n’ai pas dit ça. »

Magnolia me regarde d’un air furieux en fronçant les sourcils. Elle semble réfléchir à me jeter sa tasse de thé dessus, mais finit par hausser les épaules et poursuivre.

« N’importe qui qui possède une moitié de cerveau sait qu’un fusil est une arme dangereuse. Mais quiconque possède un cerveau entier sait que même une armée munie de fusils est relativement facile à détruire. »

« Oh vraiment ? »

« Je vais te frapper, tu sais. Ou plutôt, demander à Ressa de le faire pour moi. »

Magnolia me lance un regard noir puis pousse un soupir. Elle se réadosse à son siège.

« Je peux détruire deux armées aussi facilement qu’une seule. Ce n’est pas le problème. »

Elle lève un doigt délicat.

« Un fusil, ou même des dizaines de milliers ne changeront pas le monde. Mais un million, si. »

Je crois comprendre. Magnolia hoche la tête et poursuit.

« Je ne veux pas créer de fusils ou de technologies semblables. Je ne veux pas que de tels secrets se répandent non plus. Et la raison pour cela est simple : de tels appareils ont beau pouvoir me procurer du pouvoir sur le court terme, ils changeront inévitablement le monde pour le pire. Si chaque [Soldat] a un fusil, il est probable que l’armée la plus vaste l’emporte. Si un enfant peut tuer un homme en armure de plates, alors les niveaux perdent une bonne partie de leur signification. »

« Et si n’importe qui peut monter une armée, vous perdez votre pouvoir. »

Magnolia me dévisage d’un air sévère, comme si j’étais passée à côté du problème.

« Tout le monde perd. Tu ne comprends pas ? Si tout ne devient qu’une question de nombres, alors les races les plus nombreuses conquerront les autres. Si l’équilibre du pouvoir est bouleversé à ce point, alors cela deviendra une guerre où seules les armes à feu auront une réelle importance. En l’état, une armée munie de fusils représenterait une menace importante, mais n’importe quelle puissance mondiale serait en mesure de l’arrêter. »

Elle soupire.

« Mais seulement s’il s’agissait d’une armée. Si les fusils devenaient monnaie courante ? Avec le temps, les fusils domineraient tout. Avec le temps. Une nation capable de fabriquer des armes de meilleure qualité l’emporterait inévitablement sur les autres. Cela mènerait à une guerre pour mettre fin à toutes les guerres, où le vainqueur se tiendrait debout sur les cadavres de tous. »

Mon sang se glace lorsque je songe à ce genre de guerre. C’est ce que j’avais imaginé. Certes, il y aurait peut-être des moyens de changer ce genre de guerres, mais en définitive, ce ne serait plus qu’une course à l’armement, et d’innombrables batailles où des gens armés de fusils se battraient contre des gens armés d’épées. Un bain de sang.

Lady Magnolia semble être du même avis. Elle secoue la tête.

« Quelle guerre insensée. C’est ce qu’il se passera si la rumeur de cette technologie se répandait. Une guerre avec ton monde est une chose ; si cela se produit, ce sera inévitable. Mais si je le peux, j’empêcherai ce monde de se procurer des armes aussi dangereuses. »

Puis-je lui faire confiance ? Je ne sais pas. Mais Magnolia a l’air d’avoir réfléchi à tout cela. Elle me regarde, et je sens le poids de son regard sur moi, qui essaie de me forcer à dire la vérité, à parler.

« Par conséquent, voici ma question la plus urgente, à laquelle je pense que tu vas répondre. Combien de temps ces armes dangereuses mettront-elles pour être développées ? Si une personne de ton monde décidait de coopérer — ou de donner ce genre d’information à un individu ou à une nation puissante, combien de temps leur faudrait-il pour créer de telles inventions ? »

La question me prend par surprise. Pendant un instant, je ne suis pas sûre de devoir répondre. Mais d’après ce que m’a dit Magnolia… je fais quelques rapides calculs. Je ne suis de toute évidence pas une experte en armes à feu, mais réfléchissons-y rationnellement. Si quelqu’un avait besoin de trouver tous les ingrédients de la poudre à canon, du soufre, du salpêtre, du charbon… et s’assurer d’avoir ces ressources sur le long terme… de faire des tests… de fabriquer des prototypes…

« Vous pourriez probablement avoir un prototype de fusil prêt en moins d’un mois si vous aviez toutes les ressources d’un royaume à votre disposition. Mais un fusil prêt pour la guerre ? Un véritable fusil ? Une armée ? Cela prendrait des années. »

La voie la plus dangereuse serait celle du canon. C’est le plus facile à faire, honnêtement. Je m’en ouvre à Magnolia qui acquiesce d’un air songeur.

« Un canon ? Intrigant. Mais si c’est similaire à un trébuchet, ce n’est pas vraiment un problème. »

Elle est tellement… calme lorsqu’on parle de ça. Je regarde fixement Magnolia, une femme que les fusils et les canons n’effraient pas. Elle soutient mon regard.

« Bien, une année est plus que suffisante pour que je localise un quelconque signe de production. Mais juste pour être sûre… donne-moi l’un des composants de cette “poudre à canon”, s’il te plaît. »

Je ferme instantanément la bouche. Magnolia se contente de soupirer lourdement.

« Ne sois pas têtue. J’ai dit un composant. Je n’ai guère envie d’aller chercher comment faire ce truc si je peux me contenter de te torturer pour le savoir. Et comme je ne vais pas le faire… »

Elle a raison. Je dois lui faire confiance. J’ouvre la bouche avec réticence.

« Du soufre. »

Les deux sourcils de Magnolia bondissent au plafond. Elle échange un regard que je ne peux déchiffrer avec Ressa.

« Ah. Ça, c’est embêtant. »

« Quoi ? Pourquoi donc ? »

La femme se contente de me regarder fixement et hausse de nouveau un sourcil.

« Si je te le disais, est-ce que tu pourrais seulement aider ? Non ? En ce cas, je vais m’abstenir. »

C’est… elle sait quelque chose, n’est-ce pas ? Quelqu’un est déjà en train de s’accaparer du soufre ! Est-ce que cela veut dire que le secret a été divulgué ? Est-ce qu’elle peut arrêter ça ? Ma tête réfléchit à toute allure, mais une part plus froide de moi ne panique pas. Magnolia a raison. Je ne peux rien faire. Je dois… lui faire confiance.

Croire qu’elle dit la vérité. J’écarte donc cette pensée de mon esprit avec réticence et regarde Magnolia. Tout m’a l’air, eh bien, de bien se passer, pour le moment.

C’est inquiétant. On ne peut pas m’avoir appelée ici juste pour parler d’armes et d’à quel point elles pourraient être inutiles pour le moment. Non… il y a autre chose.

« C’est tout ? Si vous ne voulez pas d’armes, alors pourquoi suis-je ici ? »

Magnolia marque une pause en tendant la main vers la théière. Ressa croise le regard de sa maîtresse en soulevant ladite théière hors de portée de Magnolia.

« Penses-tu que c’était là une question idiote, Ressa ? »

« Cela me semble être une question raisonnable. Elle ne vous connaît pas. »

« Ah, baste, nous allons laisser passer pour cette fois. »

Magnolia se retourne vers moi et m’adresse un sourire éclatant.

« Bien sûr que tu n’es pas ici juste pour parler d’armes, ma chère et stupide Ryoka. Mais je me suis dit qu’il serait préférable de te mettre à l’aise tout de suite. »

« Je vais ignorer l’insulte. Cette fois seulement. »

« Comme c’est intelligent. Et maintenant, veux-tu poser la question évidente ? Je te promets de ne pas demander à Ressa de te frapper. »

« Très bien. Pourquoi suis-je ici ? Que voulez-vous savoir ? »

Magnolia me sourit. Ses yeux pétillent, et elle se redresse, l’image même de la [Lady] sophistiquée. Sa réponse est rapide, catégorique, folle.

« La crème glacée. »

« Quoi ? »

Il devait y avoir quelque chose dans la théière. C’est pour ça que Ressa se retrouve dans une lutte acharnée silencieuse avec Magnolia. À moins qu’elle n’ait juste aucune envie que sa boss perde toutes ses dents. Mais Magnolia lâche la théière pour me regarder sérieusement.

« Je veux juste de la crème glacée. Et du gâteau. Nous avons différents types de gâteaux — nettement moins bons que les vôtres, d’ailleurs, mais quelque chose de similaire à ce qui m’a été décrit. Mais les autres enfants m’ont dit qu’il était possible de faire un gâteau à la crème glacée. Je voudrais essayer ça, et le glaçage. Et la crème fouettée. Et la barbe à papa. »

Oh mon dieu. Elle est gourmande de sucre. Je veux dire, je le savais déjà. Mais elle m’a amenée… ici… sur plus de quatre cents milles…

Je pose la tête entre mes mains. C’est impossible que ce soit la réalité. Mais si. Et lorsque j’y réfléchis…

Je lève brusquement les yeux.

« Non. »

« Non ? »

Magnolia a l’air blessée, et offensée.

« Et pourquoi donc, non ? Ce n’est guère un secret qui vaille la peine d’être gardé, Ryoka Griffin. Comparé à un fusil, qu’est-ce qu’une pastille de menthe, une pépite de chocolat, des cookies à la crème, des sundaes de glace caramel saupoudrés de bonbons ? »

J’ai envie de vomir rien qu’à l’entendre. Mais je vois la signification profonde au-delà de la banalité de ses mots, ce qu’ils cachent.

« Vous ne voulez pas seulement les crèmes glacées et les desserts, n’est-ce pas ? Cela commencera peut-être par là, mais une fois que vous m’aurez demandé des recettes, vous me demanderez des informations sur d’autres technologies de mon monde. Des petites inventions et innovations qui peuvent aider tout le monde. »

Lady Magnolia marque une pause. Elle me regarde, soupire, puis se tourne vers sa servante.

« Ah. Elle a compris. »

« Elle n’est pas complètement stupide, milady. »

Je les regarde fixement, soudain emplie d’une sombre certitude. Je comprends, à présent. Elle garde un ton léger, mais je sais qu’elles m’observent. Lady Magnolia a toujours l’air sincèrement déçue, toutefois.

« Tu as raison, intelligente Miss Ryoka Griffin. En vérité, j’allais te faire expliquer à l’un de mes [Chefs] comment faire tout un tas de douceurs avant d’en venir au reste. J’ai un cellier rempli d’innombrables ingrédients si tu veux… ? Ah, c’est trop tard. Que c’est dramatique. »

Elle pousse un soupir théâtral.

« Au moins, les autres filles savent faire des gâteaux. Mais personne ne sait me dire comment on fabrique la barbe à papa ! Mais tu as raison. Ce ne serait que le début de ce que je te demanderais. »

D’abord la barbe à papa. Puis les machines à vapeur, ou la rotation des cultures. Ou le tableau périodique des éléments. Le plastique, les sporks, les vélos…

Rien de tout cela n’est mauvais. D’ailleurs, je pense que si je pouvais donner ce genre de technologie au monde, je le ferais. Mais pas par elle. Pas à travers cette femme.

Il y a plus d’un type de pouvoir. Et donner à Magnolia Reinhart le monopole sur toutes les inventions du Moyen-âge à nos jours ? Ce serait peut-être encore pire que lui enseigner à faire des fusils.

« Vous voulez que je vous aide à devenir encore plus riche que vous ne l’êtes déjà, c’est bien ça ? »

« Assez riche pour acheter une Cité Emmurée. Ce serait un bon début. »

Magnolia me sourit, comme un parent fier de son enfant. J’ai envie de lui donner un coup de pied en pleine face, mais Ressa me surveille.

« Tu as compris… bien joué ! Les fusils sont une technologie instable, mais il est difficile de conquérir le monde avec… comment l’ont appelé les autres ? Un vacherin ? Ça a l’air délicieux, et je suis sûre que je gagnerais des dizaines de milliers de pièces d’or avant que l’un d’entre eux ne comprenne comment les faire. »

C’est malsain. C’est stupide. Ça n’a pas l’air juste. Mais la personne la plus effrayante et la plus puissante de ce monde, en ce moment, n’est pas un général avec une armée de tanks. C’est une magnate des affaires qui veut orchestrer le plus grand monopole et le plus grand rachat que ce monde ait jamais vu.

L’argent. Si Magnolia Reinhart est connue pour une chose, c’est l’argent. Si elle avait des fonds illimités… elle pourrait payer tous les mercenaires du continent, financer des armées illimitées. L’argent, c’est le pouvoir, et même si le pouvoir de l’argent n’est pas illimité, il reste effrayant.

Maintenant, tu sais, Ryoka. Tu connais ses plans tordus, vicieux, sucrés. Et maintenant, comment vas-tu te sortir de là ?

« Je me le demande. Comment, en effet ? »

On dirait qu’elle peut lire dans mon esprit. Je regarde fixement Magnolia, mais son visage est innocent. Est-ce qu’elle a vraiment… ?

Non, elle peut sentir mes intentions. Elle peut probablement sentir que je veux m’en aller et a extrapolé à partir de là. Mais… ça reste tout de même très flippant.

« Et le pire, c’est que je suis clairement une sorte d’alliée, n’est-ce pas, Ryoka Griffin ? Je peux empêcher le monde d’utiliser des fusils. Mais pour le reste… »

Je ne peux toujours pas lui faire confiance. C’est ma conclusion. Je contemple Magnolia Reinhart et sens mon cœur se mettre à battre plus vite. On dirait un tambour dans ma poitrine, du tonnerre dans mes veines, un frappement à la porte…

« Encore ? »

Magnolia se tourne vers la porte, fronçant les sourcils d’un air sincèrement irrité. Je regarde la porte, moi aussi, et vois la même servante infortunée pointer sa tête à l’intérieur. Elle a l’air pâle… et son teint devient spectral en apercevant le froncement de sourcils de Magnolia.

« Je suis vraiment désolée… »

« Viens-en au fait. », l’interrompt sèchement Ressa, et la servante fait une révérence comme si elle esquivait une balle.

« Le mage… il exige de vous voir, Lady Reinhart. Il n’acceptera aucun refus… »

« Dis à Nemor que s’il ne reste pas sagement assis en attendant que je le convoque, je le jetterai à la porte de mon domaine. »

La voix de Lady Magnolia est impatiente, et elle pense clairement chaque mot. La servante déglutit, mais un regard à Ressa la fait de toute évidence décider que se disputer avec un mage sera bien plus rigolo.

La porte se referme et Magnolia se retourne vers moi dans un soupir.

« Je pense que ce cher Nemor regrettera cela quand nous nous verrons. En fait, j’en suis certaine. Je ne sais même pas pourquoi il veut me voir aujourd’hui. »

« Pourquoi n’allez-vous pas lui parler ? Je m’apprêtais justement à partir… »

Je me lève en faisant mine de m’épousseter. Lady Magnolia me sourit.

« Oh non. Assieds-toi. »

Ça va trop vite pour moi. Mes jambes se plient et je m’assieds. Je fusille la femme du regard, mais elle se contente de pouffer de rire.

« Tu ne peux pas t’échapper si facilement, Ryoka. Et même si ma Compétence ne fonctionne pas… il existe des sorts de vérité, et même des potions, tu sais. »

Je suis dans le pétrin. Je jette un regard à Ressa, et repense aux potions et aux sacs à ma ceinture. Mais ils sont efficaces contre les ennemis qui ne peuvent pas bouger plus vite que je ne peux les voir. Et je suis assise dans le manoir lui-même.

Non… je savais que se battre serait une mauvaise idée. Je prends une grande inspiration.

« Vous ne pouvez pas me garder ici. »

« Oh ? C’est une affirmation bien audacieuse. »

Comme si je ne le savais pas. Je regarde Magnolia Reinhart droit dans les yeux. Elle m’étudie — pas avec arrogance et excès de confiance comme un méchant de film bien pratique, mais d’un air calculateur.

« Hm. Tu as un plan, n’est-ce pas ? Eh bien, vas-y. J’aime être divertie. »

« Je ne vous aiderai pas. »

« Même si je ne veux que des inventions qui aideraient tout le monde ? »

« Même alors. Parce que cela signifierait placer bien trop de pouvoir entre vos mains seules. Trop de richesse. »

« Et c’est une mauvaise chose parce que ? »

« Le pouvoir absolu corrompt absolument. Une seule personne ne devrait pas détenir tout cela. »

« Mon pouvoir est loin d’être absolu. »

Lady Magnolia a l’air amusée, mais son regard devient soudain perçant. Ses yeux percent ma peau comme des couteaux.

« Mais j’accepte ton argument. Tu ne me fais pas confiance. Mais dis-moi, Ryoka Griffin. Comment vas-tu m’empêcher de faire ce qu’il me plaît ? J’ai déjà de nombreux voyageurs de ton monde qui connaissent de merveilleuses inventions. J’ai juste besoin que tu remplisses les vides, et ensuite mes [Forgerons], mes [Menuisiers], mes [Mages] et mes [Alchimistes] feront le reste. Je connais même des [Ingénieurs]. »

Tout ce dont elle a besoin pour fabriquer tout un tas de gadgets par rétro-ingénierie. Je déglutis bruyamment.

« Mais vous avez besoin de moi. Et si je ne suis pas là ? »

« Oh ? Et comment vas-tu m’arrêter ? »

Question légitime. Mes yeux voyagent jusqu’à la fenêtre. J’ai trois options pour sortir de là. Trois leviers de négociation. La première…

Flotte dehors, et me fait des grimaces. Je souris.

« J’ai des amies qui ne s’inclinent devant aucun [Lord], [Lady], ou même [Roi]. »

Je pointe la fenêtre du doigt. Magnolia et Ressa se retournent — et aperçoivent Ivolethe. La minuscule fée me fait signe, et se tapote les oreilles. Elle peut nous entendre ? Encore mieux.

« Hum. »

Une voix m’interrompt. Je contemple Magnolia. Elle regarde tour à tour la fenêtre et moi avec une expression neutre.

« Qu’est-ce que je suis censée regarder, exactement ? »

J’ouvre la bouche… et manque de peu avaler ma langue.

Elle ne peut pas voir les Fées de Givre. Soudain, je me sens bête. Mais Ressa plisse alors les yeux, et plonge une main dans sa jupe.

« Magnolia, recule. »

« Quoi ? »

Pour sa défense, Magnolia sort du canapé en disant cela. Elle se place derrière Ressa, soudain méfiante, pendant que la servante regarde par la fenêtre.

« Qu’est-ce que c’est, Ressa ? Quelque chose d’invisible ? »

« Non. »

Ressa regarde avec insistance un endroit juste à gauche d’Ivolethe. La fée se contente de sourire, de me sourire. Elle a une main levée qu’elle pointe sur Magnolia et Ressa. Puis elle trace une ligne sur sa gorge d’un doigt. Où a-t-elle appris à faire ça ? Mais pour une fois, je suis parfaitement d’accord. Je hoche légèrement la tête et elle éclate de rire de l’autre côté de la vitre.

« Il y a un Esprit de l’Hiver derrière la fenêtre. »

« Une Fée de Givre ? Vraiment ? »

Magnolia plisse les yeux en regardant par la fenêtre puis prend une vive inspiration. Aussitôt, elle se tourne vers moi, les yeux plissés.

« Eh bien, si ce n’est pas intéressant, ça ? »

Je me sens mal à l’aise. Elle… ne devrait pas être aussi calme. Ressa traite de toute évidence Ivolethe comme une menace. Et pour une bonne raison.

Ma minuscule amie était en train de voler autour de la fenêtre, en faisant des grimaces que j’étais la seule à pouvoir voir. Mais dès qu’elle voit mon appel à l’aide, elle passe à l’action. Elle vole vers la fenêtre au niveau de nos têtes, et pose sa main sur le panneau de verre.

Instantanément, la fenêtre se couvre de givre. Magnolia pousse un hoquet — pas vraiment effrayé — et Ressa se tend immédiatement. Mais que peut-elle faire face à une force de la nature ?

Le givre sur la fenêtre se densifie, et soudain, de la glace commence à se former, de plus en plus épaisse sur le panneau. Lentement, elle commence à s’étendre à la pièce, et je sens la température chuter comme une pierre. Davantage de glace se met à se propager de la fenêtre. Est-ce qu’Ivolethe essaie de prendre Ressa et Magnolia au piège ? Et moi ? Si la fenêtre se casse… est-ce que je pourrai sauter pour m’enfuir ?

Je suis tendue, et ma main est posée sur le sac fumigène qu’Octavia m’avait fabriqué. J’observe Ressa, prête à bouger. Et elle regarde tour à tour la fenêtre et moi. Tout sera réglé dans un moment…

« Il suffit. »

La voix de Magnolia nous fige toutes sur place. Même Ivolethe cligne des yeux lorsque Magnolia sort de derrière Ressa. La grande femme se déplace pour l’intercepter, mais Magnolia se contente de la pousser sur le côté.

« Je vais m’occuper de ça, Ressa. »

Elle s’avance vers la fenêtre gelée, où je vois le reflet d’Ivolethe à travers la glace pure. Magnolia regarde un point légèrement derrière Ivolethe, mais elle ne montre pas la moindre once de peur devant la fée. Mais… elle n’est qu’une [Lady], non ? Et Ivolethe n’est pas à l’intérieur…

Je me dis que Magnolia n’a pas de pouvoir. Mais je ne peux m’empêcher de me sentir mal à l’aise. Et même le visage de la fée immortelle se teinte d’un soupçon d’incertitude. Elle observe Magnolia. Magnolia se contente de soupirer.

« Comment diantre Ryoka a-t-elle rencontré une créature telle que toi ? Eh bien, j’adorerais pouvoir discuter, mais je sais de source sûre que toi et ta bande êtes des fauteurs de trouble. Je ne peux pas me le permettre en ce moment. Je te prie de t’en aller gentiment, ou je devrai te forcer à partir. »

Ivolethe regarde Lady Magnolia d’un air incrédule. Il est possible que jamais personne n’ait parlé de la sorte à la Fée de Givre — ou du moins, pas longtemps. Elle réfléchit un instant, puis fait un geste sans équivoque et fait apparaître une boule de neige.

Ressa semble apparaître devant Magnolia lorsque la boule de neige s’écrase sur la vitre devant cette dernière. Mais Magnolia ne frémit même pas. Elle soupire, puis hausse la voix. Son ton habituel a disparu, tout comme son air léger et amical. Ses yeux sont emplis de cette même intensité, et son timbre retentit et tonne comme un orage lointain.

« Je suis Lady Magnolia. Ce manoir et les terres qui l’entourent sont à moi. Tu n’es pas la bienvenue ici. Va-t’en. »

Son dernier mot résonne dans mes os. L’effet sur Ivolethe est immédiat. Elle s’enfuit à tire-d’aile en hurlant hors du jardin de Magnolia comme si elle avait pris feu. Je vois sa forme azurée ténue voleter haut, haut dans le ciel jusqu’à disparaître. Magnolia regarde la scène jusqu’à ce qu’Ivolethe ait disparu puis se retourne vers moi.

« Eh bien, c’est réglé. Est-ce que tu avais d’autres alliées, ou c’était tout ? »

Bon sang de merde.

Je…

Est-ce qu’elle a… ?

Oh oh.

Ressa me regarde aussi à présent, et la lueur au fond de ses yeux m’indique qu’elle va me coller une rossée dès qu’elle en aura l’occasion. La neige qu’Ivolethe a fait apparaître ne disparaît pas ; elle se met plutôt à fondre sur les murs.

« J’espère vraiment que tu avais un autre plan. J’admets que ce dernier était inédit, mais il manquait un peu de prévoyance, tu ne crois pas ? »

Magnolia me sourit, ses yeux toujours emplis de cette affreuse autorité. Une part de moi a envie de céder ou de s’enfuir juste en la regardant.

Mais le reste est déterminé. Cette femme ne peut pas obtenir ce qu’elle veut.

Mon atout. Mon atout. Je prends une grande inspiration et prie de toutes mes forces que ce que m’a dit Erin était important. J’ouvre le jeu avec mon deuxième atout.

« Vous ne pouvez pas me garder ici. J’ai quelque chose d’important à faire. »

« Oh ? Quelque chose d’important ? Des livraisons ? Livrer un message d’anniversaire et un anneau ? Aider Erin ? Je t’en prie, dis-moi. »

Oh, ce sourire. Je retourne son sourire à Magnolia et remarque que le sien s’affaisse un tout petit peu.

« Ni Erin, ni des aventuriers. Il me faut convaincre les Antiniums de ne pas partir en guerre. »

Pendant une seconde — oh, pendant une charmante, merveilleuse seconde, j’ai le plaisir de voir le sourire de Magnolia disparaître. Ses yeux s’élargissent, et elle me dévisage.?

L’un des avantages des joutes verbales avec quelqu’un qui peut sentir vos intentions ? Ils savent quand vous ne mentez pas.

Le glorieux moment où j’ai la vision d’une Magnolia Reinhart incertaine ne dure qu’un battement de cœur. Puis elle regarde par-dessus mon épaule.

« Ressa. »

Je ne vois même pas cette dernière. Je n’ai même pas l’occasion de réagir. Sa main attrape la mienne et je me retrouve soudain dans une clef de bras qui est à un degré de force de me casser le bras. Je peux sentir mes tendons se déchirer.

« Ne lui casse pas tout de suite le bras, Ressa. Mais reste sur tes gardes. »

J’entends à peine Magnolia par-dessus ma douleur. Une clef de bras. Je suis… je sais comment contrer ça. Mais si je le fais…

Gah ! Je ne bouge pas. Au bout d’une seconde qui me semble une éternité, je vois Magnolia s’éloigner d’un pas. Je sais qu’elle me regarde.

« Je te prie d’expliquer cette phrase, Ryoka Griffin. »

Mon bras n’est que douleur. La douleur… consume tout. Mais je force les mots à sortir, manquant presque de m’étouffer avec.

« Les Antiniums ne sont pas vos ennemis. »

Une pause. La pression sur mon bras ne diminue pas. Est-ce que j’entends mes os craquer ?

« Continue. »

C’est peut-être la douleur, mais je laisse ma bouche poursuivre la discussion.

« Qu’est-ce que vous voulez dire par continue ? J’ai dit qu’ils n’étaient pas vos ennemis ? Vous ne comprenez pas ça, espèce d’id… argh ! »

Ressa tord un peu plus mon bras vers le haut. Je crie de douleur, mais j’ai peur de bouger. Magnolia pousse un soupir.

« Ressa, elle ne ment pas. Lâche-la. »

« Vous êtes sûre ? »

« Oui. Elle ne ment pas. Et si elle dit la vérité… »

La pression se relâche tout d’un coup. Je titube en avant en me tâtant le bras. La douleur n’a pas disparu. Elle…

J’ai une potion à ma ceinture. Je la sors d’une torsion et la débouchonne d’une main. Une partie tombe sur mon haut, sur le sol… le reste tombe sur mon bras. Instantanément, la douleur pulsante, brûlante, cesse. Je me retourne et regarde Ressa.

Et… une dague. Elle en tient une dans la main droite. Elle a l’air très aiguisée. Et magique. Je suppose que la teinte verte sur le tranchant de la lame est de la magie. C’est peut-être du poison. Du poison magique ?

« Baisse ta lame, Ressa. »

Magnolia pousse un soupir en nous contemplant toutes les deux, moi et Ressa. Lentement, très lentement, la servante range la lame le long de la manche de son uniforme. Elle me regarde fixement. Je la surveille.

« Je m’assieds. »

La voix de Magnolia nous fait toutes les deux sursauter. Elle s’avance vers le canapé et s’assied dessus. Puis elle pivote et pose ses pieds sur le bord du canapé comme si elle était chez son psychologue. Elle me dévisage.

« Alors ? Explique. »

Inutile de me le dire deux fois. Je m’assieds en me frottant le bras. Ressa retourne en silence derrière Magnolia. Les deux femmes me regardent fixement, attendant que je prenne la parole.

« Les Antiniums ne sont pas vos ennemis. Pas nécessairement, dans tous les cas. »

Je les regarde. Rien. Eh bien, ce sont de bonnes auditrices quand on parle de choses sérieuses. Je prends une grande inspiration.

« La manière la plus courte de l’expliquer est que le véritable ennemi des Antiniums n’est pas vous. Ils ont fait deux guerres ici, mais à leurs yeux, ce ne sont que des… des escarmouches. Une accalmie avant la grande guerre. Ils ne veulent pas de ce continent, je pense. Ils se préparent juste à l’arrivée de leur véritable ennemi. »

« Et qu’est-ce donc ? »

« Un dieu. »

Comme c’est facile à dire. Comme c’est… facile. Et ça sort de mes lèvres comme si cela ne signifiait rien. C’est peut-être le cas pour la plupart des gens de ce monde. Je ne peux moi-même même pas commencer à comprendre ce que cela signifie. Mais Magnolia Reinhart entend ceci et son regard change de nouveau. Cette fois-ci, je crois voir de la peur.

« Impossible. »

Magnolia a parlé d’un ton catégorique. Ses yeux sont rivés dans les miens.

« Les dieux sont morts. »

Je secoue la tête.

« Allez dire ça aux Antiniums. Dites ça aux Reines. Ils ont fui Rhir parce qu’ils combattaient quelque chose qu’ils pensaient être un dieu. Ou croyez-vous que les Antiniums fuiraient n’importe quel autre adversaire ? »

Une pause. Un regard. Ressa me regarde à présent, non pas avec hostilité, mais avec quelque chose de semblable à une inquiétude sincère. Elle regarde sa maîtresse. Magnolia ferme ses yeux pendant sept secondes. Je ne sais pas ce qu’elle pense à ce moment. Mais lorsqu’elle ouvre les yeux…

« Comment le sais-tu ? Cela doit venir d’une source crédible. Et je ne crois pas que les Reines te parleraient. Si cela vient d’un Ouvrier… »

« Pas un Ouvrier. »

Je secoue la tête.

« Klbkch. C’est un Prognugator de la Colonie d’Antiniums basée à Liscor… »

« Klbkch le Pourfendeur. »

Le mot s’échappe des lèvres de Magnolia. Elle s’assied sur le canapé et échange un regard avec Ressa. Un message tacite passe entre les deux, puis elles se retournent vers moi. La voix de Magnolia est sérieuse lorsqu’elle reprend la parole.

« Tu as mon attention pleine et entière, Ryoka Griffin. Pour le moment, je vais croire tout ce que tu me diras. Ne gâche pas cette chance. »

« Vous me croyez, alors ? »

« Oh oui. Je crois du moins que tu me dis la vérité. Et si c’est Klbkch le Pourfendeur qui t’a dit cela… »

La voix de Magnolia s’éteint. Ressa la regarde d’un air inquiet.

« Est-ce que cela change les plans ? »

L’autre femme hoche brièvement la tête. Elle rit, même, mais sans plaisir.

« Bien sûr. Ça change… tout. Ça change le monde entier. »

Elle se retourne vers moi, prête à me poser une autre question. Puis quelqu’un frappe à la porte. Cette dernière s’ouvre.

« Lady Reinhart ? Le [Mage]… »

Cette fois-ci, Magnolia n’attend pas. Elle attrape la théière et la jette violemment sur la porte.

« Sortez! »

Je vois la théière se fracasser, mais avant même que les morceaux ne tombent au sol, la servante s’est enfuie. Calmement, comme s’il ne s’était rien passé, Magnolia se retourne vers moi.

« Tu disais que c’était Klbkch le Pourfendeur qui t’avait dit ça ? »

« Vous le connaissez ? »

Magnolia hoche la tête d’un air sombre.

« Je le connais. Je l’ai vu sur le champ de bataille. Peut-être avant, mais nous nous sommes rencontrés un bref instant pendant la Deuxième Guerre Antiniume. »

« La Deuxième Guerre Antiniume ? »

Je n’ai lu qu’à propos de la première. Bon sang. La deuxième était mentionnée, mais je crois avoir perdu le livre qui en parlait. Magnolia me regarde en fronçant les sourcils, puis se tourne vers sa servante. »

« Ressa, va me chercher le livre. »

C’est évident duquel elle parle. Ressa sort de la pièce, et Magnolia se retourne vers moi.

« Dis-moi le reste. »

C’est ce que je fais, de la manière la plus concise possible le temps que Ressa revienne. Magnolia ne cesse de m’interrompre, mais lorsque la servante se poste à côté d’elle, un livre fin entre les mains, elle soupire et le prend. Elle regarde le livre avant de me le tendre.

« Qu’est-ce que c’est ? »

« L’histoire des Antiniums, toutes les informations connues sur leur culture, et une histoire de la première et de la deuxième Guerre Antiniumes. »

Magnolia tapote la couverture que je tiens entre les mains. Je lis le titre. Les Antiniums : L’Histoire Brève par Krysyl Forgemots. Ce nom m’est familier.

« Ce n’est pas lui qui a écrit sur la Première Guerre Antiniume ? »

« Si, c’est lui. »

Lady Magnolia hoche la tête pendant que je range le livre dans le sac sans fond à ma ceinture. Elle le remarque, mais ne fait pas de commentaire. Je suppose que les Antiniums étouffent vraiment toutes ses autres inquiétudes.

« J’ai financé sa recherche et le livre. Je te conseille de le lire, surtout l’histoire de la Deuxième Guerre Antiniume, en particulier si tu t’apprêtes à travailler avec Klbkch. »

Huh. Je lève les yeux sur Magnolia, surprise.

« Vous allez donc me laisser partir ? »

« N’ai-je pas dit que je détestais les questions stupides ? »

Elle fronce les sourcils, mais sans énergie. Elle n’a plus le cœur à ça, à présent. Ressa l’observe et Magnolia hoche la tête d’un air las.

« C’est exact, Miss Ryoka qui en sait trop. Tu as gagné. S’il y a la moindre chance — aussi minime soit-elle ! — qu’il y ait un moyen d’éviter la guerre contre les Antiniums, je la prends. Et le savoir qu’il existe des désaccords entre les Colonies… venant d’un Prognugator, avec ça ? C’est inestimable. Et encore plus inestimable est de savoir ce que craignent les Antiniums. S’il y a un dieu… »

Elle s’interrompt et secoue la tête. Puis elle me dévisage avec un regard comme des diamants.

« Tu as changé tout ce que je cherchais à faire, Ryoka. Tu le sais ? »

Je croise son regard.

« Oui. »

« À partir de maintenant, nous devons être alliées, toi et moi. Nous le devons, parce que je dois chercher la paix avec les Antiniums et en apprendre davantage sur ce qu’ils savent, et parce que tu ne vivras pas si je suis ton ennemie. Je t’en fais le serment. »

Le regard de Magnolia est dur lorsqu’il croise le mien. Je ne peux pas m’en empêcher. Je déglutis, mais c’est tout. Je ne détourne pas les yeux.

« Alors, que devons-nous faire ? En tant qu’alliées ? Je suppose que vous n’allez pas m’enfermer ici ou m’extorquer des informations contre ma volonté ? »

Lady Magnolia sourit.

« Au contraire. Si nous sommes alliées, tu devrais me donner tout cela gratuitement. Mais nous pourrons… négocier cela plus tard. Pour l’instant, tu es officiellement mon invitée. Ce qui signifie que je vais te nourrir, si tu te demandais. Et je permettrai même à cet Esprit de l’Hiver de revenir sur mes terres, si tu peux la trouver. J’aimerais lui parler aussi, si c’est possible. »

Wow. Soudain, tout a changé. Je me tortille sur mon siège. Que devrais-je explorer en premier ? Cela signifie-t-il ce que je crois que ça signifie ? Si j’ai une alliée…

Le mur explose. Des pierres et du mortier jaillissent dans un unique impact tonitruant qui projette les canapés, les tables, et moi-même. Je fais de grands moulinets dans les airs, en essayant de me rouler en boule et de réduire l’impact. Sans succès. Je cogne fort quelque chose et je crois que le monde cesse un bref instant.

Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que lorsque la douleur et le choc cessent suffisamment longtemps pour que mes pensées reprennent en tremblant, je me redresse. Il y a quelque chose dans ma cuisse. Un éclat de pierre. C’est profond. Je ne sens rien de cassé… mais tout me fait mal.

« Qu’est-ce que… ? »

Je regarde autour de moi. La pièce est en ruine. Le mur a disparu — et une énorme portion de couloir bée devant moi. Mais ce que je vois au milieu de la pièce est plus important.

Lady Magnolia et Ressa sont debout au centre de la pièce. Indemnes. Même leurs vêtements n’ont pas été froissés. On dirait que… l’explosion ne les a pas touchées. Je vois un halo radieux autour d’elles.

Un sort de bouclier ?

Mais quelqu’un d’autre se tient ici aussi. Un homme en robe. Il est… grand. J’ai envie de vomir. Mais de la magie luit autour de lui, tellement fort que je ne peux pas la voir. Il a fait exploser le mur.

Et il parle. J’entends faiblement sa voix par-dessus le rugissement dans mes oreilles.

« Magnolia Reinhart. Le Cercle d’Épines veut votre mort. »

Ce doit être le Grand Mage Nemor. J’essaie de me relever et m’effondre. Ma jambe…

Magnolia Reinhart contemple le mage. Elle regarde la destruction qui l’entoure. Ses yeux se posent brièvement sur moi, puis elle se retourne vers le mage.

« Bien. »

Ce n’est qu’un mot. Elle n’a pas peur — ses yeux sont plutôt emplis d’une fureur froide. Mais à part Ressa, elle est seule. Et sous mes yeux, une ombre se met en mouvement. Un [Assassin] sort des ténèbres comme un fantôme. Puis d’autres le suivent… ils se rapprochent d’elle. Et autour d’eux… d’autres encore…

Je ne peux pas respirer. Il faut que je la prévienne. Ressa, tendue, est dos à dos avec Magnolia. Mais… ils sont trop nombreux. Et pourtant, Magnolia n’a pas peur. Elle contemple le mage. Elle le dévisage de toute sa hauteur.

« Le Cercle d’Épines ? Vous avez mon attention pleine et entière. »


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