Traduit par EllieVia
2830 mots
Des choses de chez elle. Des choses dont elle se souvenait. Quand on y réfléchissait, c’était ce qu’Erin avait vraiment à offrir à ce monde. Elle n’était qu’une fille ordinaire, mais elle avait apporté un peu de son foyer avec elle. C’était ce qu’elle pouvait offrir, et elle avait le sentiment que c’était ce qui la rendait intéressante.
Ses souvenirs de chez elle.
Certains étaient stupides. Certains inutiles. Les gens de ce monde prenaient ce qu’ils voulaient, ce qui leur servait, et rien d’autre. Personne n’avait aimé l’idée des mots croisés, pas même Pisces. Tout le monde était d’accord pour dire que si c’était pour faire des bêtises avec des mots, autant faire quelque chose d’autre.
Mais tout ce qu’elle racontait n’était pas vain. Elle voyait déjà en quoi cela pouvait être utile, rien qu’en regardant Olesm sortir, la tête pleine à craquer d’idées pour sa revue. Ou en voyant Pion et les Antiniums rentrer à la Colonie, prévoyant déjà d’expliquer le jeu aux Ouvriers qui y étaient. Un nouveau jeu de plateau allait débarquer dans la Colonie. Ce n’était qu’un petit pas, mais c’était tout de même important.
Chaque détail avait son importance. Les petites choses devenaient de grandes choses, de la même façon qu’une auberge récurée était merveilleuse. Erin aida donc Lyonette à faire le ménage pendant une demi-heure après que ses clients soient partis, puis dit à Lyonette qu’elle sortait. Encore une fois.
Mais cette fois-ci, Erin ne sortit pas par la porte menant à l’extérieur. Elle sortit par celle qui menait à la boutique d’Octavia.
“Hey, Octavia ! Je suis…”
Erin s’arrêta net en voyant qu’Octavia était à son comptoir et qu’elle avait un client.
L’homme à la caisse lança un regard de travers à Erin, probablement parce qu’elle le regardait fixement, comme s’il s’agissait d’une nouvelle espèce dont personne n’avait jamais entendu parler. Il prit la potion rose pétant qui bouillonnait joyeusement dans une fiole bouchée et s’empressa de partir.
“C’était qui ? Qu’est-ce qu’il faisait là ?”
“C’était un client, et il achetait une potion. L’effet de la potion ne te regarde pas.”
Octavia lança un regard noir à Erin qui s’approchait de la caisse. L’[Alchimiste] paraissait irritée aujourd’hui, pour une raison qui lui échappait.
“Aw. Tu ne peux pas me dire ? Pourquoi ?”
“La confidentialité. Les [Alchimistes] ne révèlent pas ce qu’ils ont vendu, par principe. Tu pourrais être une aventurière, ou une [Barbière], mais ce que je vends…”
“C’était une potion d’amour ? Ou… une espèce de potion de soin pour un truc dégueu ?”
Octavia ignora ses questions. Elle fusilla Erin du regard.
“Il te faut quelque chose ? Ou est-ce que tu te sers juste de ma boutique pour faire une petite pause ?”
“J’ai une affaire ! Pour toi !”
Erin sourit à Octavia, mais pour une fois, même le mot ‘affaire’ n’emplit pas la Tissée de joie. Octavia croisa les bras. Le sourire d’Erin glissa de son visage.
“Quoi ? J’ai fait quelque chose ?”
“Oh, rien du tout. J’attends juste que tu t’en rendes compte.”
Il fallut quelques secondes à Erin pour comprendre. Elle savait que la boutique d’Octavia avait été le point de livraison pour toutes les provisions, le matériel et les gens envoyés par Celum, mais c’était pour une bonne cause ! Alors pourquoi…
Erin tourna la tête et vit le problème. La devanture d’Octavia qui donnait sur la rue… avait disparu. Quelqu’un avait cassé le mur, et il était à présent couvert par un assortiment de planches de bois. Mal colmatées. Le vent s’engouffrait dans la boutique par les fissures.
“Oh. Euh, est-ce que c’est…”
“Ils l’ont abattu. Pour faire entrer un chariot dans ma boutique.”
La voix d’Octavia aurait pu faire geler de l’eau bouillante. Elle pointa du doigt sa devanture.
“On m’a dédommagée pour ça, mais pas assez. Tu remarqueras peut-être que je ne l’ai pas encore réparé ? C’est parce que le prix du bois est très élevé en hiver. Et devine qui est censé payer pour ça ? Pas la ville. Moi.”
“Désolée.”
Erin prit une grande inspiration. Elle se sentait coupable, et changea donc ses plans en conséquence. Elle posa les mains sur le comptoir d’Octavia.
“Je vais te rembourser. Mais est-ce qu’on peut discuter affaires ?”
L’[Alchimiste] hésita. Une bataille épique entre mercantilisme et irritation personnelle se déroula sous son crâne pendant bien quinze secondes avant qu’elle n’acquiesce à contrecœur.
“Qu’est-ce que tu veux ?”
“Il me faut toutes mes soupes magiques. Tu sais, celles que tu me gardais en échange d’une ‘taxe de stockage’ ?”
Octavia hésita.
“Je les ai. J’en ai peut-être vendu une ou deux — mais j’ai ta part juste là et je serais ravie de te rembourser pour le prix de…”
“D’accord.”
Erin ne cilla pas. Octavia la dévisagea, surprise, et décida de ne pas poser de questions. Elle se rendit dans l’arrière-boutique et ressortit avec un tas de bouteilles remplies de liquides soupeux.
“Ce sera…”
“Attends, tu pourras combiner ça avec ma commande suivante.”
“Ta commande suivante ?”
“Je veux que tu fasses quelques recherches ! Je crois que tu peux fabriquer le truc que je veux directement — ça s’appelle une ‘allumette’, et j’ai besoin que tu m’en fasses. Ryoka dit que c’est facile, mais l’autre truc est vraiment compliqué. Ça s’appelle de la ‘pénicilline’, tu vois, et…”
“Non.”
“Pardon ?”
Octavia fusilla Erin du regard.
“J’ai dit non. Je ne ferai plus de recherches pour toi. Tu es un nid à embrouilles. Chaque fois que je fais quelque chose pour toi, je finis avec un chaudron fondu, ou un trou dans ma boutique, ou un trou dans mon mur. Je ne veux plus t’aider.”
“Quoi ? Mais… j’ai de quoi payer.”
“Dommage. Le jeu n’en vaut pas la chandelle.”
“Je crois que si. Tiens…”
Erin tendit la main vers sa bourse, mais Octavia l’interrompit sèchement.
“Erin, non. J’ai plusieurs commandes à finir, sans parler du trou béant devant ma boutique ! Je ne te laisserai pas…”
Elle s’interrompit en voyant Erin sortir une poignée de pièces d’or. Elle les plaqua contre la table. C’étaient des pièces lourdes et épaisses. Toutes en or.
Octavia déglutit. Difficilement. Mais elle tint bon, même si le lustre de l’or qui brillait doucement attirait inexorablement son regard.
“Ce ne sont pas quelques pièces d’or qui vont…”
Erin plongea la main dans sa bourse et en sortit d’autres. La bouche d’Octavia cessa de fonctionner quelques instants.
“Écoute, j’ai du travail et…”
Erin continua de poser des pièces d’or sur le comptoir. Elle dut les empiler ; elle comptait. Ce n’était pas comme si elle croulait sous l’or, mais elle devait arranger les choses pour Octavia.
En fin de compte, trente-six pièces d’or s’empilèrent proprement devant Octavia. L’[Alchimiste] les regarda fixement, bouche bée, puis leva les yeux pour dévisager Erin.
“C’est pour ta porte, et pour t’embaucher. Tu pourras vendre ce que je vais te faire créer, mais je veux t’embaucher. Ça te va ?”
Octavia regarda les pièces, puis Erin. Elle regarda le trou dans son mur par-dessus l’épaule d’Erin, puis reposa les yeux sur les pièces. Les pièces, Erin, le mur brisé. Puis elle écarta les bras en grand.
“Toujours ravie, toujours ravie de servir ma meilleure cliente ! Un trou dans le mur ? Quel trou ? Je me disais justement qu’il me fallait une nouvelle devanture, de toute façon !”
Erin sourit. Elle regarda Octavia droit dans les yeux.
“Je suis vraiment désolée, Octavia. Je n’ai pas été une bonne amie pour toi.”
Octavia se tut, puis se fit un peu plus sincère en faisant glisser les pièces dans un tiroir.
“Bah, ce n’est pas comme si ça n’avait pas été pour une bonne cause. Et quelle publicité ! Je suppose que je m’en remettrai. Surtout au prix que tu me paies. D’ailleurs, tu sais quoi, à ce prix-là, tu peux m’abattre un mur quand tu veux ! Bon, c’est quoi, ces histoires d’expériences ?”
Erin sourit. Elle ouvrit la bouche puis observa intensément le visage d’Octavia. L’[Alchimiste] resta interdite.
“Quoi ?”
“Tu n’as pas encore mangé ! Ne fais pas semblant ! Je vois très bien quand tu n’as pas… Lyonette !”
Erin ouvrit la porte de l’auberge et cria à l’intérieur.
“Apporte-moi des restes pour Octavia, tout de suite !”
Cinq minutes plus tard, Octavia dévorait son assiette comme si elle n’avait rien mangé de la semaine et Erin lui expliquait ce qu’elle voulait.
“Donc en gros, je veux une allumette, tu vois ? Le truc qu’on gratte et la boîte d’allumettes. Bon, Ryoka a dit qu’il fallait du phosphore pour faire le côté de la boîte. Hum, du phosphore rouge.”
“C’est quoi, ça ?”
“Aucune idée. C’est rouge, et c’est, euh, une roche. Je crois que ça sert à… allumer des choses ?”
Erin leva les bras au ciel en voyant l’expression d’Octavia qui montrait clairement ce qu’elle pensait de sa description.
“Désolée ! Je n’en sais rien ! Ryoka pourrait t’en dire plus — demande-lui s’il te faut des détails ! Mais la tête d’allumette, c’est facile. C’est du soufre et d’autres trucs. En gros, ça… prend feu quand on la frotte contre un truc. Comme ça.”
Octavia regarda la démonstration d’Erin avec intérêt. Elle avait déjà fait un schéma des allumettes et de leur boîte, et elle tapotait pensivement les doigts sur la table en balayant sa boutique du regard. Elle finit par hocher la tête.
“Je peux faire quelques recherches pour trouver quelque chose de semblable à ce “phosphore”. Mais écoute, Erin. Tout le monde peut allumer un feu avec un silex et de l’amadou. Et les allume-feu existent déjà. Tu as déjà vu une bombe incendiaire ? Horrible. C’est fait avec des écailles de Salamandre Incendiaires et de cornes de Calcicerf, tu vois, et quand ça explose, ça…”
“Je sais que c’est possible. Mais je parie que c’est assez cher, je me trompe ?”
“Non…”
“Ça, ça ne coûterait rien. Vraiment rien. Et c’est facile à faire ! D’accord, les gens peuvent se servir de la magie, mais combien de gens savent faire de la magie ? Et le silex et l’amadou, c’est pénible à transporter. Les allumettes, c’est utile — et un peu rigolo ! Je veux dire, j’aimais bien les allumettes quand j’étais petite. Essaie, d’accord ?”
“C’est toi qui paies.”
Octavia haussa les épaules et saisit son verre. Erin sourit.
“Bon, ensuite, j’aimerais que tu fasses des expériences avec de la moisissure.”
“D’accord. Laquelle ?”
Erin hésita. Octavia la regarda avec impatience.
“J’en cultive plusieurs à l’arrière-boutique si tu en veux une en particulier.”
“Bien sûr. Eh bien, elle est verte et un peu bleuâtre, et elle pousse sur les oranges et sur le pain…”
“Quelle quantité te faut-il ? Je ne fais pas pousser ça, mais je crois avoir une miche de pain dans un placard qui doit probablement avoir ce genre de moisissure.”
“Euh… attends un peu, d’accord ? Il me faut quelque chose en particulier. Tu vois, il me faut de la pénicilline, qui est une sorte de moisissure spéciale. Ça fonctionne de la manière suivante…”
Octavia fronça les sourcils en écoutant la description d’Erin. Lorsqu’elle eut terminé, Octavia voulait bien admettre que la pénicilline pourrait être d’une grande utilité, mais elle n’avait aucune idée de la manière de déterminer quelle moisissure agirait ainsi.
“J’imagine que je peux faire des expériences sur moi-même ? Non ? Eh bien, peut-être sur un sujet. Je pense que je dois pouvoir trouver un cochon, un mouton ou autre et… non ? Aw, allez, quoi. Pourquoi pas un rat ? Aw, Erin… bon, d’accord, je ferai ce que je peux. Mais il faut quand même que je gère la boutique. Et que je concocte des potions. Pour tout dire, c’est plus facile de fabriquer des potions que de gérer la boutique… il faut que je sois derrière la caisse à toute heure. Mais ça va limiter le temps que je pourrai consacrer à tes recherches, tu sais.”
Erin dévisagea Octavia en clignant des yeux, puis une petite bougie s’alluma sous son crâne.
“Je dois pouvoir t’aider pour ça. Viens dîner à l’auberge ce soir et on pourra discuter des détails.”
Octavia lança un regard dubitatif à Erin et leva une main.
“Impossible. Désolée, Erin, mais non. Sincèrement, j’apprécie l’intention, mais tu n’es en rien une commerciale experte, et je ne peux pas me contenter d’offrir mes marchandises — attends, où tu vas ? Je n’ai pas fini ! Je te laisse essayer de vendre mes produits si tu acceptes de me donner une part de…”
Erin fit un petit signe de la main à Octavia et quitta la boutique. L’[Alchimiste] fronça les sourcils lorsque la porte — ou plutôt, le morceau de bois sur gonds — ne se referma pas tout à fait. Elle s’approcha et la repoussa en maugréant.
“Faut que tu améliores ton discours, Octavia. Tu dois les accrocher plus vite. Cinquante pour cent ? Hah ! Quatre-vingts pour cent, et ensuite tu rajoutes tous les petits extras. L’achat à la valeur marchande plus la taxe locale, les frais de main-d’œuvre, les taxes d’importation régionale, les frais de chaudron…”
***
Une minute après avoir quitté la boutique d’Octavia, Erin s’arrêta et se frappa le front du plat de la main. Un cheval et son cavalier qui passaient par là lui lancèrent un regard bizarre, mais ce n’était pas grave.
“Les slimes de potion de soin ! C’était ça !”
Erin claqua des doigts et chercha un morceau de parchemin pour le noter. Puis elle reprit sa route.
Il n’y avait pas assez d’heures dans la journée pour tout ce qu’elle avait besoin de faire. De chez Octavia, Erin se rendit tout droit au Lièvre en Folie de Celum. Elle était un peu mal à l’aise à l’idée d’inviter Agnès à la fête de Noël, mais heureusement, cette dernière était absente.
Malheureusement, il n’y avait personne au Lièvre en Folie. Les portes étaient verrouillées, et Erin avait laissé sa clef du bâtiment à l’auberge. Lorsqu’elle demanda pourquoi c’était fermé, elle apprit que Mademoiselle Agnès était partie en vacances avec son mari malade. Ce qui signifiait en gros qu’elle dépensait tout l’argent qu’Erin l’avait aidée à amasser en dormant à une autre auberge et en mangeant des plats somptueux.
Erin secoua la tête en entendant la nouvelle et demanda où elle pouvait trouver Wesle, Jasi et les autres acteurs. On lui indiqua un bâtiment que la troupe de [Comédiens] avait acheté — un panneau fraîchement peint annonçait des spectacles tous les soirs.
“Des cadeaux ?”
Jasi cilla entre deux répétitions de My Fair [Lady] d’où elle s’était éclipsée pour discuter avec Erin. Grev, prêt à intervenir en coulisses avec de l’eau et des scripts pour les comédiens, leva vivement la tête.
“Exactement !”
Erin sourit au jeune Drakéide en expliquant la tradition de Noël pour la millionième fois. Quand elle eut terminé, Grev était nouvellement converti au rêve d’obtenir des cadeaux gratuitement, et Jasi et d’autres [Comédiens], Wesle compris, étaient ravis de rejoindre le programme de distribution de cadeaux d’Erin.
“Alors, tu nous dis pour qui ont doit choisir un cadeau, c’est ça ? Tu peux nous dire tout de suite ? Si c’est dans deux jours, j’aimerais bien commencer à chercher tout de suite.”
“Euh… j’aurai une liste ce soir !”, promit Erin à la troupe en essayant de déterminer comment se débrouiller pour que ce soit le cas. Elle allait probablement avoir besoin d’une liste. Ou d’un diagramme. Elle aurait dû acheter davantage de parchemin et d’encre !
Jasi rattrapa Erin au moment où elle se préparait à rentrer à son auberge — cette fois-ci, pour se préparer pour le dîner.
“Si tu fais en sorte que tout le monde se fasse des cadeaux en secret, est-ce que ça t’embête de me faire acheter un cadeau pour Grev ?”
“Sans problème !”
Erin sourit à Jasi.
“Il faut que tu lui en offres un, et je ferai en sorte qu’il t’en offre un aussi ! Tu veux mettre quelqu’un d’autre sur ta liste ? Wesle, peut-être ?”
“Peut-être.”
Jasi rougit et se tritura les griffes en détournant le regard. Erin eut une idée.
“Ou peut-être Olesm ! C’est un Drakéide, comme toi ! Non pas que ça ait de l’importance, mais ça pourrait être une bonne façon de vous présenter. Je sais que tu ne connais pas beaucoup de Drakéides comme tu vis à Celum…”
“Peut-être pas, Erin. Je veux dire, je ne connais pas d’autres Drakéides. Je ne saurais pas quoi acheter. Mais sinon, au lieu de Wesle, pourquoi ne pas me mettre ce Pisces ? Il est beau.”
Jasi sourit. Son sourire vacilla face au regard, plus morne que la pluie, que lui adressa Erin. Sans un mot, Erin recula en direction de la porte et la referma. Puis elle la rouvrit en souriant.
“Je ferai de mon mieux !”
Elle hésita.
“Mais sérieusement, non. Pisces ? Non.”
Elle referma la porte.
***
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