3.04 – Partie 1

Traduit par EllieVia

7243 mots

Lorsque je descendis avec Ivolethe sur mon épaule, Erin péta un câble.

Oh mon dieu ! Une fée !

Elle ne connaît pas la subtilité. Tout le monde se tourne vers moi et je lance un coup d’œil à Ivolethe. La petite fée est juste assise sur mon épaule, et regarde son environnement avec un vif intérêt.

Elle n’est même pas si froide que ça ; elle est assurément faite en partie de glace, mais elle ne me cause pas d’engelures, ce qui est un net progrès. Pour être tout à fait honnête, j’ai l’impression d’avoir une petite clim sur mon épaule. Pas l’idéal en hiver, mais je donnerais n’importe quoi pour avoir ça en été.

“Comment est-elle entrée ? Ne nous refais pas d’avalanche, s’il te plaît ! S’il te plaît ? Ce n’est même pas mon auberge !”

Je ne peux réprimer mon sourire en voyant Erin se protéger avec un plateau comme bouclier. Elle ne sait vraiment, mais alors vraiment pas être subtile. J’attends que quelqu’un demande à Erin ce qu’elle regarde…

Mais je réalise alors qu’ils sont tous en train de nous dévisager. Tous. Agnès, les clients, les deux serveuses… tout le monde. Et ils regardent directement Ivolethe.

Lentement, je baisse les yeux sur la fée à mon épaule. Elle a l’air normale, mais…

“Hé, Ivolethe. Est-ce que les autres… peuvent de voir ?”

La fée hausse les épaules en balayant la pièce du regard.

“Peut-être. Il y a beaucoup de fer ici. Trop de fer pour activer mon glamour.”

Elle avise quelques-uns des visages stupéfiés.

“Oui. Je pense qu’ils me voient, ou ils ne resteraient pas la bouche ouverte comme des bouffons.”

“Elle parle !”, s’exclame Agnès d’un ton pleinement horrifié.

Yup. Ils entendent aussi Ivolethe. Je regarde fixement Erin. Elle me regarde fixement.

“Attends, où sont les autres, Ryoka ?”

Je balaye la pièce d’un regard circulaire. Tout le monde nous dévisage. C’est extrêmement gênant.

“Je vais euh… t’expliquer tout ça dans un petit moment. Est-ce qu’on peut aller s’installer, Erin ? Agnès ?”

Le charme est rompu. Quelques secondes plus tard, je me retrouve assise au milieu de la pièce, et tout le monde se presse autour de moi pour me poser des questions. Je déteste ça. J’essaie d’aller m’asseoir dans un coin de la pièce, mais Erin ne veut pas en entendre parler et Agnès est aux anges. Elle flaire probablement une nouvelle attraction pour l’auberge.

Ivolethe, elle aussi, n’a pas l’air inquiète. Elle observe les Humains autour de nous, principalement des vieux et des vieilles, surtout mariés ou en transit, et renifle. Je dois bien leur concéder ça, à elle et aux autres fées ; elles arborent toutes des airs de petites reines, avec l’arrogance qui y est attachée.

“Eh bien ? Qu’est-ce que vous regardez, tous ?”

Personne ne bouge. Même Erin épie avec fascination la fée qui est assise sur mon épaule. Je me racle la gorge.

“Elle a raison. C’est une conversation privée, donc voulez-vous bien nous laisser ?”

“Oui, disparaissez ou je vous maudirai avec ma magie de fée !”

Personne ne bouge. Ivolethe fait la moue. De mon côté, je suis désemparée. Normalement, mon… charmant caractère m’aide à faire fuir même les curieux les plus amicaux, mais ces gens sont trop fascinés par elle. L’un d’eux, un homme solidement charpenté aux avant-bras musculeux, prend la parole.

“Est-ce vraiment un Esprit de l’Hiver ? Vraiment ?”

“Yup ! Elle a l’air trop cool, pas vrai ? J’imagine que les fées ne peuvent pas se déguiser quand elles sont à l’intérieur, huh ?”

Les badauds nous regardèrent avec encore plus d’insistance et de confusion.

“Des fées ? Que sont les fées ?”

J’ouvre la bouche en même temps qu’Erin, mais nous hésitons toutes les deux. Ce monde ne connaît pas les faes ? Alors qu’il y a de vraies fées qui viennent régulièrement les voir ? Ivolethe se redresse d’un air offusqué sur mon épaule.

“Petit morveux ! Imbécile ignorant ! Je suis membre de la Cour d’Hiver ! J’exige le respect !”

L’homme se contente de la dévisager avec curiosité. Je sens… que ça va dégénérer.

“Ce sont là les créatures qui amènent l’hiver chaque année ?”

“Et qui nous jettent de la neige depuis le ciel ?”

“Et tourmentent les animaux ?”

Quelques badauds examinent Ivolethe de plus près. Toutefois, et c’est tout à son honneur, son visage ne trahit pas la moindre peur. Les fées peuvent-elles ressentir la peur ? Quand les ai-je jamais vues paraître effrayées ? Oh, c’est vrai. Quand elles faisaient face à un dragon cracheur de feu. Merde.

“Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de l’embêter.”

Erin a l’air apeurée. Elle m’a dit que les fées avaient déjà déclenché une avalanche dans son ancienne auberge quand Pisces les avait embêtées. Je n’ai… pas envie de voir ça ici.

Mais Ivolethe a l’air de garder un calme remarquable malgré son ire évidente. Pourquoi ? La partie analytique de moi-même donne rapidement une réponse à mon cerveau mécontent.

Normalement, n’importe quelle fée aurait jeté de la neige ou gelé les gens autour de nous pour cet affront. Mais Ivolethe n’en a rien fait parce qu’elle ne peut rien faire. Le fer froid sape les forces des fées et les rend mortelles. Elle ne peut se servir de sa magie ici.

Mais elle peut utiliser sa langue. Et c’est donc ce qu’elle fait.

“Laisse-moi tranquille, imbécile, ou je te ferai souffrir ! Je t’en fais ma parole de fée.”

Ça aussi, c’est risqué ! J’ouvre la bouche, mais le grand costaud n’est plus très impressionné.

“Tu ne peux rien faire du tout. Tu es comme ces Fadets en Baleros. Minuscule.”

Il la pousse prudemment d’un doigt là où serait sa poitrine si elle avait des tétons. J’ouvre la bouche et repousse ma chaise, mais Ivolethe agit avant moi. Sa minuscule bouche s’ouvre et mord.

Le cri est immédiat et sonore. Ivolethe a beau être minuscule, elle reste assez grande pour arracher un morceau entier de chair au doigt de l’homme. Pas juste un morceau ; elle a mordu si profondément dans la chair que j’aperçois l’os avant que l’homme ne lui arrache sa main. Ses dents ont transpercé sa chair comme s’il s’était agi de beurre.

L’homme hurle encore en tenant serré son doigt ensanglanté. Tout le monde, moi comprise, regarde Ivolethe avec horreur. La fée, l’ait suprêmement indifférente, tourne la tête et révèle ses joues pleines. Elle mâche, avale, et nous sourit de ses dents ensanglantées. Puis elle fait un petit signe de la main à Agnès, dont le sourire s’est figé sur son visage.

“Aubergiste ! Apporte-moi ta meilleure chère et ta meilleure boisson ! Je suis une cliente, non ? Je veux être servie !”

Les badauds déguerpissent instantanément de notre table. Le colosse serait peut-être bien revenu chercher vengeance, mais Agnès l’entraîne à sa suite en lui promettant une potion de soin. Erin et moi dévisageons Ivolethe, qui bondit de mon épaule et se pose sur la table. Au bout d’un moment, Erin se tourne vers moi.

“Donc… Ryoka. Présente-moi ton amie.”

J’acquiesce. Ivolethe bondit d’un air triomphant lorsqu’une serveuse revient avec un peu de ragoût. Erin a dû le préparer à l’avance, parce qu’il sent divinement bon. La fée saute dans le bol, comme si c’était une baignoire, et commence sans détour à dévorer ses environs immédiats. Je pousse délicatement le bol au milieu de la table et m’éclaircis la gorge.

“Je te présente… Ivolethe, Erin. Elle fait partie des Fées de Givre qui me suivent depuis que je les ai rencontrés. Et c’est bien mon amie.”

“Oui. C’est ce qu’elle a dit.”

“Non, je veux dire, c’est mon amie. Je suis amie avec une Fée de Givre.”

Est-ce que j’ai dit ça avec trop de déférence ? Peut-être. Mais les mots que je prononce à voix haute ont une magie qui leur est propre. Une fée. J’ai vraiment un membre du peuple fae face à moi, occupé à dévorer un morceau de pomme de terre de la taille de sa tête dans un bol rempli de soupe. Mon amie.

“Bonté divine.”

Erin comprend enfin. Elle pose ses mains sur ses joues d’un air réjoui.

“Tu t’es fait une amie ! Ryoka s’est fait une amie ! Je suis vraiment enchantée de faire ta connaissance, Ivolethe ! Toutes les amies de Ryoka sont mes amies. Je suis sûre qu’on va très bien s’entendre…”

“Non.”

“Pardon ?”

Ivolethe ne regarde même pas Erin. Elle prend une autre bouchée de sa pomme de terre et l’écrase en boule entre ses mains. Puis elle plonge la pomme de terre dans la sauce gravy et engloutit le reste. Sa façon de manger est à la fois dégoûtante et fascinante à observer.

“Je ne serai pas ton amie, Humaine. Je me suis fait une amie, et elle est la raison pour laquelle je suis entrée dans ce lieu de fer et de sacs de chair. Je n’ai pas besoin d’une autre, et si c’était le cas, ce ne serait certainement pas toi.”

Erin paraît soudain abattue. Je ne la regarde pas directement, et je ne souris pas tout à fait derrière ma main. On dirait qu’il existe quelqu’un qu’elle ne peut pas charmer instantanément. Hah !

“Pourquoi moi ou mes sœurs devrions-nous apprécier une bonne à rien écervelée comme toi ?

“Je… j’ai mitonné ce grand festin pour vous toutes ! Vous aviez adoré ! Et vous m’aviez payé en pièces d’or, qui s’étaient avérées être des fausses fleurs… mais vous aviez dit que c’était un excellent repas ! C’est vous qui l’aviez dit !”

Je toussote.

“Je ne crois pas qu’Ivolethe ait été là, Erin. Toutes les fées ne restent pas vers ton auberge. Certaines sont restées avec moi pendant tout ce temps.”

“Oh. Mais j’ai fait à manger ! De la nourriture magique ! J’en ai même tiré une Compétence !”

Ivolethe paraît modérément impressionnée. Elle cesse en tout cas de manger pour étudier Erin de la tête aux pieds.

“Vraiment ? Un banquet de fées ? Je n’y étais pas, mais mes sœurs m’en ont parlé. Ma réponse reste non.

J’interromps Erin avant qu’elle n’essaie encore une fois. Je ne suis pas sûre de la façon dont Ivolethe réagirait si Erin insistait — et je ne veux pas qu’elle perde un doigt.

“Je suis sûre qu’Erin respecte ta décision, Ivolethe. Mais c’est mon amie aussi. Ma meilleure amie humaine. Je euh, me demandais juste si on pouvait discuter. Sauf si tu es occupée ?”

Erin me lance un regard trahi, mais Ivolethe secoue simplement la tête. Elle s’enfonce encore un peu dans le bol de soupe ; je note qu’il n’y a déjà plus de vapeur, et on dirait que la sauce gravy est en train de se figer grâce à la présence glacée d’Ivolethe.

“Si j’avais quelque chose à faire, je serais en train de le faire. Et on est déjà en train de discuter, imbécile.”

Aïe. Ivolethe a beau dire qu’elle est mon amie, elle est clairement le genre d’amie qui se sert des mots comme d’épées, qu’importe l’intimité de notre relation. Je me suis toujours demandé à quoi ressemblerait le fait d’avoir une telle amie.

Je me suis également toujours demandé ce que ça ferait d’avoir une véritable amie. C’est peut-être la raison pour laquelle je ne peux m’empêcher de sourire. Erin nous regarde, la fée et moi, d’un air étrange.

“Tu as l’air très flippante, là, Ryoka.”

“La ferme, Erin. Ivolethe ? Pourquoi est-ce que tout le monde peut te voir ici ? Est-ce que c’est à cause du fer ?”

Ivolethe se redresse un peu dans son bol pendant qu’Erin et moi en recevons un chacune, additionnés d’une tranche de pain chaud et moelleux. Elle regarde en direction des autres tables, et les clients baissent instantanément les yeux sur leurs propres bols.

Hmf. C’est le fer, oui. Quand il y en a trop, ça interfère avec notre magie. Dehors, cela n’aurait aucune importance, mais être en intérieur fait l’effet d’une cage, d’une certaine façon. Je ne peux user de mes sorts. Mais je peux mordre.”

Elle me sourit de nouveau de ses dents acérées. Erin frissonne.

“Intéressant. Mais Erin peut te voir, qu’on soit dehors ou non. Pourquoi ?”

Un minuscule haussement d’épaules.

“Je n’en sais rien. Si elle avait les yeux d’un chat ou d’un dieu, ou que tu étais une grande maîtresse de la magie comme Myrddin, ce serait sensé. Mais ce n’est pas le cas.”

Erin a l’air perdue.

“Qui est Myrddin ?”

“Merlin, Erin.”

“Oh. Oh ! Merlin ! Il existe vraiment ! À quoi ressemble-t-il ? Est-ce qu’il a un bâton stylé ? Quel genre de magie pratiquait…”

J’interromps Erin, même si j’ai aussi très envie de savoir tout ça. Le truc, chez les fées, c’est qu’il faut s’en tenir à un sujet sans jamais cesser de les importuner avec. Si on se laisse partir en digressions, elles nous font suivre une joyeuse piste de miettes de pain, sans jamais se rapprocher de la vérité.

“Nous n’avons pas ce genre de magie, Ivolethe. Comment, alors, pouvons-nous te voir ? Existe-t-il des façons pour les mortels de voir les fées ?”

Elle hausse une nouvelle fois les épaules.

“Pléthore. Si vous vous teniez au bon endroit pendant une pleine lune, ou que vous nous surpreniez à danser sans notre glamour… si vous aviez bu la boisson secrète des faes, vous pourriez nous voir, mais je le saurais si vous aviez reçu de tels enseignements.”

“Une boisson ? Des faes ?”

Erin a l’air perdue… encore une fois… et je lui explique donc. Comment peut-elle être aussi ignorante des mythes sur les fées ?

“La boisson des fées serait offerte à des gens assez fiables pour pouvoir entrer dans un fort de fée. Ils pourraient voir le monde secret qu’ils dissimulent. Ce serait possible que ce soit ça ?”

Un ricanement grossier.

“Certainement pas. Il est impossible de créer la boisson des fées sur un coup de chance. Il vous faudrait l’essence d’innombrables gaz et de choses que vous Humaines ne connaissez pas. Des poisons et des humeurs d’immondes natures qui dépassent votre entendement.”

“Tels que… ?”

Ivolethe pousse un soupir théâtral. Mais une lueur malveillante brille dans ses yeux.

“Vous voulez vraiment savoir ? Alors, allez capturer le plus d’insectes possible, Humaines ! Écrasez-les dans votre bouche, car l’un des ingrédients se trouve dans la carapace d’insecte, dont on peut se servir pour créer du sang à partir d’eau.”

“Beurk ! Et il faut manger ça ?”

Ivolethe hoche la tête d’un air satisfait en voyant Erin froncer le nez. Mais je reste silencieuse. Du sang à partir de l’eau ? On dirait un fragment d’une sorte d’énigme ; probablement la ritournelle qu’elles chantaient aux gens au sujet de la boisson des fées. Du sang à partir de l’eau. Une teinture ?

“Quand tu dis des insectes qui peuvent être utilisés pour créer du sang à partir d’eau… est-ce que tu parles du carmin ? Si c’est ça, Erin et moi en avons déjà mangé plein.”

“Quoi ? Vraiment ?

Erin se tourne vers moi comme frappée d’horreur. Ivolethe lève vivement les yeux, elle aussi. Je hoche la tête.

“Le carmin est un ingrédient clef dans tout ce qui est coloré en rouge, Erin. Les Skittles, la limonade… si tu as déjà mangé des trucs comme ça, tu as mangé des carapaces d’insectes broyées.”

Juste un peu, en réalité. Mais Erin pâlit et Ivolethe a l’air…

“Bah, il reste plein de choses à mettre dans le breuvage. Pas que… ça.”

“Peut-être qu’on a déjà mangé tous ces ingrédients.”

“Vraiment ? Comme des insectes ?”

“Nous mangeons des tas d’insectes chaque année, Erin. Ils sont toujours broyés dans nos plats. Et les entreprises mettent aussi beaucoup de conservateurs…”

Je réfléchis à voix haute et entends Erin faire un bruit de régurgitation au-dessus de sa viande.

“Le gouvernement américain a commencé à ajouter des fluorures dans l’eau il y a des dizaines d’années. Et nous respirons beaucoup plus de polluants qu’avant. Si on ajoute à ça ce qu’ils mettent dans les produits alimentaires en termes de conservateurs et d’arômes… Ivolethe, qu’y a-t-il d’autre dans ton breuvage ?”

“Comme si j’allais te le dire ! Le breuvage est un secret pour les mortels ! Et vous ne le devinerez jamais, même pas dans un million d’années !”

“Vraiment ? Permets-moi de lister quelques ingrédients, et dis-moi si je chauffe. Du nitrate de sodium ? Du propylène glycol ? Hum… comment ça s’appelle… de l’olestra ? Du glutamate monosodique ? Du benzoate de sodium ?”

Elle me fusille du regard.

“Je ne connais pas la moitié des mots que tu me dis ! Tu dois les inventer !”

“Vraiment ? Eh bien, le benzoate de sodium provient du benjoin, une résine qu’on trouve dans les arbres. C’est un ingrédient qu’on trouve dans l’encens…”

Je vois Ivolethe écarquiller les yeux. Un bref instant seulement, et elle détourne vivement la tête.

“Je… je ne connais rien de tout ça. Cette conversation m’ennuie !”

J’échange un regard avec Erin. Mais Ivolethe ferme résolument la bouche. Erin se penche vers moi, le teint légèrement verdâtre.

“Tu crois que c’est vrai ?”

“Quoi, qu’on a déjà mangé tous les ingrédients du breuvage des fées ? C’est bien possible. Nous mangeons plein de trucs bizarres, Erin.”

“Pas ça ! Est-ce qu’on mange vraiment des insectes ?”

Je pousse un soupir.

“Oui. On en mange, Erin. Tu connais tous les trucs que les entreprises agroalimentaires mettent dans les bonbons et les fast foods. Pourquoi ça t’étonne autant ?”

“Je croyais que c’était juste des produits chimiques et des trucs toxiques ! Si j’avais su qu’il y avait des insectes dans les Skittles, je n’en aurais plus jamais mangé !”

“Ce n’est pas… pourquoi est-ce que tu aurais accepté… ? D’accord, qu’importe, Erin. Ivolethe ?”

“Tu ne tireras plus rien de moi ! Je ne révélerai pas les secrets de mon espèce aussi facilement !”

La fée s’enfonce jusqu’aux oreilles dans la soupe froide. Je lève les mains ;

“Je ne vais plus te poser de questions, Ivolethe. J’étais juste curieuse. Pourquoi ne parlons-nous pas d’autre chose ?”

“Oui ! Faisons ça !”

Erin attrape son verre de lait et boit goulûment. Avec un peu de cajoleries, j’arrive à faire sortir Ivolethe de son ragoût. Elle se sèche sur une tranche de pain, puis s’assied sur la table avec Erin et moi. Et nous discutons.

“Alors, qu’as-tu fait après que je sois partie, Erin ?”

“Oh, j’ai juste fait quelques trucs chez Octavia. Tu sais, des expériences.”

“Huh. Où est Octavia en ce moment ? Je ne l’ai jamais vue manger… elle fait ça chez elle ou est-ce qu’il faut qu’on l’invite ici de temps à autre ?”

Je me dis que ça pourrait être poli de proposer, mais Erin secoue la tête.

“Je ne sais pas, mais Octavia ne veut rien manger aujourd’hui. Elle est au lit, elle a une indigestion.”

Je reste interdite.

“C’est grave ?”

Oui.

“… et comment est-elle tombée aussi malade, Erin ?”

Elle évite de croiser mon regard.

“Je lui ai, euh, fait manger un truc qui n’a pas aussi bien tourné que ce que je voulais.”

“Je vois.”

“J’aimerais bien goûter !”

“Oh, non, c’est impossible. Je l’ai jeté… ça commençait à tacher la marmite. C’était juste un autre échec.”

Erin soupire. Je la regarde fixement.

“Tu es allée tous les jours chez Octavia. Tu essaies toujours de créer de nouvelles recettes ?”

“Yup ! Je ne veux pas rentrer à Liscor tant que je n’aurai pas trouvé comment faire d’autres trucs cools.”

“Et ton auberge, alors ?”

“Qu’est-ce qu’elle a, mon auberge ? Mrsha est en sécurité chez Selys, et je ne sais pas où est Toren. Mon auberge peut rester où elle est, non ?”

“Mais il y a Lyonette dedans.”

“Oh. Ouais.”

Erin se cogne doucement le front. Je secoue la tête. Erin hésite.

“Elle est probablement saine et sauve. Je veux vraiment rester encore un peu ici, cela dit, Ryoka. Je peux faire des expériences avec Octavia toute la journée, et je peux aider Agnès le soir !”

“Et tu ne t’ennuies pas ? Ça te convient ?”

Erin me regarde fixement.

“Ouais. Pourquoi ça ne me conviendrait pas ?”

Ivolethe et moi haussons les épaules de concert.

“Aucune importance.”

“Si tu veux mourir d’ennui, c’est ton choix.”

Erin nous lance un regard mauvais, mais se retourne ensuite vers Ivolethe avec un grand sourire.

“Aloooors… Ivolethe ! Tu as dû vivre longtemps, pas vrai ?”

La fée lance un regard suspicieux à Erin.

“C’est évident.”

“Et tu as rencontré plein de gens cools… comme Merlin et le Roi Arthur, pas vrai ?”

“Peut-être bien. Et alors, mortelle ?”

Erin jette les bras au ciel.

“Raconte-moi des histoires ! Parle-nous de Merlin, et des chevaliers de la Table ronde.”

Ivolethe réfléchit, une minuscule main posée sur son menton.

“Non.”

“Pourquoi ?”

“Je n’en ai pas envie.”

“S’il te plaît ?”

“Erin…”

“Non. De telles histoires sont trop glorieuses pour des gens comme vous.”

“Mais…”

Je pose la main sur l’épaule d’Erin.

“Tu l’as entendue, Erin. Ivolethe ne veut rien raconter, donc tu devrais respecter ses souhaits. De plus, elle n’a probablement pas assisté aux moments croustillants.”

Comment ?”

Ivolethe se lève d’un air indigné. Elle bondit dans les airs et vole jusqu’à mon visage.

“Tu crois que je n’ai pas vu la légende de mes propres yeux ?”

“Bah, tu ne veux pas en parler. Je me suis donc dit que…”

“Imbécile ! J’étais là quand le garçon est devenu roi ! J’ai assisté au moment où le véritable roi est tombé, et j’ai vu d’innombrables miracles ! J’ai vu les trois rois mourir face à chacune des épées de Lugaid ! Comment oses-tu !”

“Je dis juste que tu prends de grands airs, mais si tu voulais bien partager une histoire dont tu te souvenais…”

“Hah ! Je vais vous raconter une légende au-dessus de tout !”

Ivolethe s’envole dans les airs et hausse la voix.

“La voici ! Je vais vous conter l’histoire d’u véritable roi de Camelot ! Son épée gît toujours en Avalon, attendant que sa main en retire la lame ancienne ! Écoutez bien, mortels !”

Toutes les têtes se tournent en entendant la petite fée se mettre à déclamer. Elle a une voix incroyablement forte, et l’histoire…

Je suis sur le point d’entendre l’histoire du Roi Arthur. J’ai l’impression de retomber en enfance. C’est incroyable… Erin me lance un regard ravi, et je lui adresse un clin d’œil. Que puis-je dire ?

Je connais un peu les fées. Ou du moins, cette fée en particulier.

***

Le jour suivant, le brillant soleil se lève de bonne heure. Ou du moins, je suppose. Pour une fois, je fais la grasse matinée.

Et Erin aussi. Et le reste des clients de l’auberge, d’ailleurs. Certains sont en fait toujours en train de ronfler lorsque je descends, et je les trouve en train de dormir sur les tables ou par terre.

Il s’est avéré qu’Ivolethe connaissait bien l’histoire du Roi Arthur, toute l’histoire. La véritable histoire. Et elle nous l’a racontée hier soir, avec maintes figures de style théâtrales et tout un tas d’embellissements, certes, mais tout était vrai. Le moindre mot. Les fées ne mentent pas, et voir Ivolethe raconter ça, c’était y croire.

C’était vrai. Et si j’étais autrice, j’aurais essayé de capturer le moindre de ses mots sur le papier. Mais peut-être la tâche aurait-elle été impossible, car son histoire était l’une des plus grandes.

Au final, nous nous étions simplement endormies en écoutant la fin tragique de l’histoire du Roi des Chevaliers. Son royaume en ruines, ses chevaliers mourant sur le champ de bataille, et seul l’espoir de le voir revenir peut-être un jour pour donner de la force dans les heures sombres à venir. Ainsi le Roi de Camelot ferma-t-il les yeux et poussa-t-il son dernier souffle.

Et moi qui me croyais maline en volant les poèmes des poètes de mon époque. Pas étonnant que les fées nous aient méprisés, nous autres mortels, en nous voyant incapables de créer des histoires de ce niveau-là. Quand on a une éternité à vivre, nos attentes en termes de narration s’élèvent en conséquence.

Bien sûr, c’était la nuit dernière. À la lumière du jour, je ne rêve que d’un plat chaud avant de partir courir. Mais Erin étant épuisée, ça risque d’être trop demander.

Elle a la compétence [Cuisine Avancée], mais apparemment, il faut être au moins modérément consciente pour la faire marcher. Sinon, elle ne suffit pas à réparer le fait de lâcher un sac de farine sur une plaque de fer. J’ai au moins réussi à retirer la poêle du feu avant que la farine n’explose.

Une fois mon expérience de mort imminente obligatoire du jour terminée, je me prépare enfin des œufs en laissant Erin ronfler dans la cuisine. J’ouvre la porte…

Et tombe nez à nez avec Ivolethe qui m’attend dehors. La fée me sourit, flottant dans l’air frais de l’hiver. Honnêtement, je n’avais même pas remarqué qu’elle était partie lorsque je m’étais traînée dans ma chambre à l’étage.

“Ivolethe. Comment vas-tu ?”

“Bien, mortelle !”

Elle s’envole immédiatement jusqu’à mon épaule et se pose dessus. Puis elle s’agite, et vole sur ma tête. Je lève les yeux vers ses jambes qui se balancent sur mon front et soupire. Mais je ne fais aucun commentaire.

Lorsque je commence à marcher dans la rue, une minuscule jambe gelée me donne un coup de pied sur la tempe.

“Alors, que vas-tu faire aujourd’hui ? Vas-tu encore lire des livres et cracher des jurons ? Ou vas-tu encore courir comme un escargot ?

“Si tu t’ennuies, tu peux partir. Tu n’es pas obligée de me suivre tout le temps.”

“Bah. Je risquerais de rater quelque chose d’intéressant. De plus, il y a beaucoup à faire pour m’amuser en attendant.”

Je hausse les épaules, mais je me sens un peu mieux. J’essaie de ne pas sourire si ouvertement ; ça ne m’est pas naturel.

“Comme tu voudras.”

La course pour aller à la Guilde des Coursiers n’est pas très longue, mais je m’arrête devant la porte. Ivolethe sent mon intention et se raidit, mais ne fait pas mine de se lever de ma tête.

“Je vais entrer. Est-ce que tu veux attendre ailleurs ?”

“Je vais rester là où je suis.”

“Le fer ne va pas te gêner ?”

“Pas trop. Pour moi, ce sont des chaînes à l’intérieur, pas des aiguilles dans ma peau. Même si c’est l’impression que ça me donne.”

Huh. Je me demande à quel point c’est désagréable ? Les fées sont-elles allergiques au métal, ou est-ce plutôt comme de la kryptonite pour elles ?

“Si tu ne veux pas entrer, je ne m’en offusquerai pas.”

“Je vais rester.”

“Non, je ne pense vraiment pas que ce soit une bonne idée que tu rentres.”

Après sa dernière interaction avec des gens qui ne soient pas Erin ou moi, l’idée de faire entrer Ivolethe dans un bâtiment me donne un très mauvais pressentiment. Mais elle se courbe pour me lancer un regard noir.

“J’insiste ! Je n’ai pas peur du fer !”

Je soupire. Pour un être qui se prétend être mon amie, Ivolethe ne semble pas capable de céder sur le moindre point. Ou peut-être qu’elle considère son obstination comme faisant partie de notre amitié.

“Ne cause pas de problèmes, d’accord ? Et… est-ce que je peux te convaincre de te cacher dans ma bourse de ceinture ?”

La fée reste silencieuse sur ma tête quelques instants.

“Peut-être. Y a-t-il à manger dans la bourse ?”

“Attends, je vais en chercher.”

Et voilà que je me retrouve à fourrer de la viande grillée et des roulés à la confiture sucrée et collante dans une bourse, au ravissement étouffé d’Ivolethe, et entre dans la Guilde des Coursiers. Je referme la bourse ; Ivolethe m’a assurée qu’elle ne suffoquerait pas à l’intérieur si je faisais ça, et je ne suis pas vraiment certaine que les fées aient besoin de respirer.

J’ai une Fée de Givre dans ma bourse de ceinture. Voilà. J’entre dans la Guilde des Coursiers et me fige en apercevant un visage familier.

“Garia !”

La fille solidement charpentée se tourne vers moi avec un grand sourire. Mais son expression se change soudain en un air consterné.

“Ryoka ? Je ne savais pas que tu étais ici… aujourd’hui.”

Je m’approche d’elle en fronçant les sourcils. Garia a l’air nerveuse. Puis je regarde par-dessus son épaule et aperçois une foule de gens, des Coursiers de Ville et de Rue, tous agglutinés autour d’une seule personne. Son visage m’est familier. Je dirais étriquée, mais le terme adéquat est pincé.

“Persua.”

Elle se tient au milieu de la pièce, entourée d’un grand nombre de gens — tous ceux de la Guilde, pour être plus exacte. Même les [Réceptionnistes] sont sortis de derrière leurs guichets, et un homme plus âgé se tient à côté de Persua. Je crois que c’est… le Maître de Guilde. Je ne sais pas. Il ne sort d’ordinaire jamais de son petit bureau.

Persua baigne au cœur de l’attention, parle fort de sa voix stridente et rit souvent. Quand elle rit, tout le monde rit avec elle. C’est comme ça qu’elle interagit d’ordinaire avec sa petite troupe, mais là tout le monde se prête au jeu. Elle est tellement absorbée qu’elle n’a pas encore remarqué ma présence, et, à la façon dont Garia me tire sur le côté, je comprends que c’est une bonne chose.

“Qu’est-ce qu’il se passe ?”, murmuré-je à Garia en jetant un regard à Persua par-dessus mon épaule.

Elle n’a pas l’air bien changée — elle a peut-être de nouveaux habits et des affaires de courses neuves, mais elle reste la même personne déplaisante qui m’avait fait écraser la jambe par un chariot. Mes poings brûlent de lui casser quelques os du visage.

Je ne vois pas Fals. D’ordinaire, il est dans la même pièce que Persua, principalement parce qu’elle a tendance à le suivre de partout dès que c’est possible. Il brille toutefois par son absence aujourd’hui.

“Ryoka, que fais-tu ici ? Tu n’as pas entendu ce qu’il s’était passé hier ?”

“Non.”

Je dévisage Garia, les sourcils froncés, pendant que nous nous asseyons à une table loin du groupe. Personne ne me dit rien. C’est surtout parce que je n’écoute pas s’il s’agit d’une invitation pour passer le temps ou partager les derniers ragots. Mais là… j’aurais probablement dû prêter attention à ce qu’il se passait.

“Qu’est-ce qu’il se passe, Garia ?”

“C’est Persua. C’est son pot de départ, aujourd’hui. Elle va déménager à Invrisil, ou… dans une autre ville au nord. Elle reviendra peut-être par ici, mais elle ne sera plus dans le coin donc tout le monde a décidé de lui faire une fête !”

Persua ? Qui monte au nord ? Meilleure nouvelle de la journée, et je suis encore à peine réveillée. Je souris à Garia avec un plaisir sincère.

“Quel est le problème ? Si elle part, je vais la féliciter aussi et l’aider à sortir.”

Garia ne sourit pas à ma réponse. Elle n’aime pas la violence, de toute façon, mais elle a l’air inquiète. Sa voix est empreinte d’une étrange émotion que je n’arrive pas tout à fait à placer. Elle baisse encore la voix.

“Ryoka… elle va devenir Courrière.

“Quoi ?”

Je n’en crois pas mes oreilles. Persua ? Courrière ? Elle est loin d’être assez rapide pour ça. Je le sais bien — j’ai vu Valceif et Épervier courir, et ils sont vifs comme l’éclair comparés à moi. Persua est à peine assez rapide pour être Coursière de Rue, et elle est paresseuse avec ça.

Mais le regard de Garia est extrêmement sérieux lorsqu’elle acquiesce. Et je me souviens alors de ce moment où elle m’avait dépassée sur la route, un peu plus tôt.

Non. C’est impossible. Si ?

“Comment ?”

“Elle a gagné un niveau et obtenu une Compétence, Ryoka ! Une Compétence rare… et elle n’est même pas au Niveau 20, j’en suis sûre, mais elle a appris une puissante Compétence de transport. Tout le monde en a entendu parler ! Depuis, elle fait des livraisons si rapides qu’aucun d’entre nous ne peut suivre.”

Une Compétence. Bien sûr. J’ai vaguement la nausée. Persua a une forme affreuse, une endurance lamentable, et elle n’a aucune motivation pour s’entraîner ou se dépasser. Mais que quelqu’un lui donne une Compétence, et soudain la voilà en train de dépasser tous les autres.

“C’était juste un coup de chance ? Ou… comment obtient-on les Compétences ?”

Garia haussa les épaules d’un air malheureux. Non, pas seulement malheureux. Jaloux. C’est l’émotion que je vois en elle.

“Normalement, les bonnes arrivent tous les dix niveaux. Mais on entend des histoires… parfois, c’est un coup de chance, et Persua a eu de la chance. Beaucoup de chance.”

“D’accord, elle a obtenu quelle compétence ?”

“[Foulées Doubles]. C’est l’une des compétences de base qu’ont tous les Courriers. Ça, et [Vivacité] — c’étaient les deux que possédait Valceif, tu te souviens ? Quand on a celles-là, on dit qu’on est déjà aux deux tiers Courrier !”

Merde. Je me souviens quand Valceif courait, l’air de faire deux foulées chaque fois que j’en faisais une. Garia a raison ; il suffit d’avoir même une seule de ces compétences et nul Humain de mon monde ne peut te rattraper. C’est… complètement injuste.

“Pourquoi monte-t-elle au nord, alors ? On dirait qu’elle pourrait rester là et gagner douillettement sa vie.”

“Eh bien, les Courriers se font plus d’argent et sont plus respectés au nord. Et Persua a déjà fait ça ! Elle a déjà fait presque la moitié des requêtes de la Guilde à elle toute seule. Ils vont devoir faire d’elle une Coursière rapidement, ou nous n’aurons plus de travail.”

Je tapote des doigts sur la table, ma bonne humeur envolée. Persua la Courrière. Je voulais en être une, mais je ne peux pas courir assez vite. Valceif m’a dit que je pourrais en devenir une si je faisais mes preuves, mais Persua ? Avant moi ?

Ça me met vraiment, mais alors vraiment en rogne. Mais — et il faut que je voie le bon côté des choses, au moins, elle ne m’importunera plus. Et si elle accepte des requêtes de haut niveau, quelqu’un mettra peut-être sa tête à prix et elle finira par se faire tuer. Je peux toujours rêver.

Mais pour le moment, je réfléchis. Je pense que je vais me tirer de là avant d’avoir à faire de nouveau face à Persua. Je m’apprête à proposer à Garia de se joindre à moi pour boire un verre à la nouvelle auberge d’Erin afin de faire passer le goût amer de la nouvelle, mais elle se met soudain à me faire des signes frénétiques. Je n’ai même pas à me retourner pour deviner que Persua s’approche de moi ; c’est juste logique. Quand je marche dans une merde en courant, il y a bien souvent une deuxième pile qui attend mon autre pied*.

*Traduction : quand il pleut, il pleut des cordes. De plus, Persua est un petit monstre malveillant, et elle saisira donc toutes les occasions d’essayer de me mettre en rogne.

“Eh bien, Ryoka, je ne t’avais pas vue ici ! Tu es venue me féliciter en cette belle journée, c’est ça ?”

Garia se fige et pâlit. Je la dévisage en réfléchissant à mon prochain coup. Je ne me retourne pas. Je ne change pas d’expression.

“Salut, Persua.”

“Bonjour à toi aussi, Ryoka ! Comment vas-tu aujourd’hui ? Tu es partie tellement longtemps à Liscor, j’ai cru que tu étais morte. Mais tu es bien vivante. As-tu pu faire beaucoup de livraisons pendant ton absence ? Ou est-ce que tu aimes juste coucher avec des non-Humains ?”

Est-ce une insulte ? Je hausse les épaules. Je ne céderai rien à Persua, même si elle est apparemment la meilleure Coursière du coin, à présent.

“Je me suis bien amusée.”

Je refuse toujours de regarder dans sa direction. La voix stridente de Persua monte d’une octave en même temps que sa frustration. Elle me contourne et j’aperçois vaguement ses traits pâles et pointus ainsi que ses lèvres retroussées qui complimentent son expression aigre.

Je ne l’aime pas. Je la déteste. Mais je suis également assez maline pour savoir qu’elle m’aiguillonne pendant son heure de gloire, dans l’espoir de m’attirer des ennuis. Et vous savez quoi ?

Je ne vais rien faire du tout. Il est temps de sortir la compétence ultime de Ryoka : l’apathie. Agacement de n’importe quelle personne ayant de l’ego garanti.

“Je ne suis pas sûre que tu en aies entendu parler, mais je vais devenir Courrière. N’est-ce pas merveilleux ?”

Le vieil homme qui est probablement le Maître de Guilde se racle nerveusement la gorge.

“En réalité, Persua, cela n’a pas encore été décidé. Tu es bien sûr une merveilleuse Coursière, mais une Courrière…”

Il freine des quatre fers en voyant Persua lui lancer un regard vicieux. Elle se retourne vers moi avec un grand et faux sourire. Je me contente de grogner.

“Qu’en penses-tu, Ryoka ? Ne serai-je pas une merveilleuse Courrière ?”

“Mhm.”

Elle cligne des yeux, puis se met à froncer des sourcils. Je balaye lentement la pièce du regard et vois les autres Coursiers occupés à nous regarder. J’en connais certains de tête, sinon de nom. Ce sont des Coursiers de Ville, les gens qui forment des groupes pour se féliciter tous ensemble. Ils suivent un chef ou les Coursiers les plus rapides, comme Fals. Certains sont les gens de Persua, mais la plupart sont surtout comme Garia ; apeurés à l’idée de contrarier quelqu’un comme Persua.

Les autres sont des Coursiers de Rues, avides de lécher les bottes de n’importe qui pour un peu d’aide, un coup de pouce, n’importe quoi. Ils se tiennent derrière Persua comme s’ils avaient peur qu’elle les réduise en cendres à la moindre contrariété. Garia est figée sur son siège, et je suis au milieu de ce maelstrom. Impossible de s’échapper, je ne peux que dévier les tirs. Donne tout, Persua.

“Tu n’as vraiment rien à me dire ? Avant que je parte ?”

“Pas vraiment.”

J’aimerais avoir un verre pour pouvoir le siroter calmement. J’étudie le visage de Garia pendant que le faux sourire de Persua se transforme en moue.

“Tu sais, je t’ai vue hier. Enfin, je crois que je t’ai vue. Tu allais si lentement, je me suis dit, ‘ça ne peut pas être Ryoka’. Mais tu as disparu si vite — c’est dur d’être la Coursière la plus rapide du coin.”

“Certainement.”

Une nouvelle moue, qu’elle dissimule encore une fois. Persua a peut-être les capacités d’une belette, et la capacité de poignarder les gens dans le dos et même d’orchestrer des attaques, mais elle n’est pas douée pour dissimuler ses émotions.

“Tu sais, j’ai pris toutes les livraisons dernièrement. Je les… fais, tout simplement. L’une après l’autre. C’est si facile.”

Certains Coursiers de Ville s’agitent à ces mots, ce qui m’enchante intérieurement. Ils n’aiment pas beaucoup Persua, et je suis sûre qu’ils seront ravis de la voir partir. Mais je ne laisse pas mes traits changer le moins du monde.

“Tant mieux pour toi.”

Persua grince audible ment des dents. Je garde mes mains posées sur la table, calme, détendue, sereine. Je me demande si je peux m’arranger pour la faire partir en trombes ou me donner un coup de poing. J’aimerais bien.

Mais elle ne pète pas de câble. Je vois Persua marquer une pause, puis ses yeux se baisser vers la table.

“Je remarque que tu as perdu quelque chose. Est-ce que tu as abandonné tes doigts pendant une course ?”


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1 thought on “3.04 – Partie 1

  1. coquille :
    problème de couleur de texte

    Je vois les yeux d’Ivolethe s’écarquiller pendant une fraction de seconde, puis elle tourne la tête.

    « J-je ne connais rien de tel ! Cette conversation m’ennuie ! »

    Erin et moi échangeons un regard. Mais Ivolethe reste de marbre. Erin se penche vers moi, encore légèrement pâle.

    et

    Ivolethe se lève d’outrage. Elle s’envole vers mon visage.

    « Tu penses que je n’ai pas été témoin de leur légende ? »

    « Eh bien, tu ne voulais pas en parler. Donc j’assumais que… »

    Like

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